C'était le chef de la bande, un être bizarre, on peut même dire fou. Cet hidalgo se nommait précisément Gil Braltar, nom qui, dans sa pensée sans doute, le prédestinait à cette conquête patriotique. Son cerveau n'y avait point résisté, et sa place eût été à l'hospice des aliénés. On le connaissait bien. Toutefois, depuis dix ans, on ne savait trop ce qu'il était devenu. Peut-être errait-il à travers le monde ? En réalité, il n'avait point quitté son domaine patrimonial. Il y vivait d'une existence de troglodyte, sous les bois, dans les cavernes, et plus particulièrement au fond de ces réduits inaccessibles des grottes de San-Miguel, qui dit-on, communiquent avec la mer. On le croyait mort. Il vivait, cependant, mais à la façon de ces hommes sauvages, dépourvus de la raison humaine, qui n'obéissent plus qu'aux instincts de l'animalité.

 

III

Il dormait bien, le général Mac Kackmale, sur ses deux oreilles, plus longues que ne le comporte l'ordonnance. Avec ses bras démesurés, ses yeux ronds, enfoncés sous de rudes sourcils, sa face encadrée d'une barbe rêche, sa physionomie grimaçante, ses gestes d'anthropopithèque, le prognathisme extraordinaire de sa mâchoire, il était d'une laideur remarquable même chez un général anglais. Un vrai singe, excellent militaire, d'ailleurs, malgré sa tournure simiesque.

Oui ! Il dormait dans sa confortable habitation de Main Street, cette rue sinueuse qui traverse la ville depuis la Porte-de-Mer jusqu'à la Porte de l'Alameda. Peut-être rêvait-il que l'Angleterre s'emparait de l'Égypte, de la Turquie, de la Hollande, de l'Afghanistan, du Soudan, du pays des Boers, en un mot, de tous les points du globe à sa convenance et cela au moment où elle risquait de perdre Gibraltar.

La porte de la chambre s'ouvrit brusquement.

« Qu'y a-t-il ? demanda le général Mac Kackmale, en se redressant d'un bond.

– Mon général, répondit un aide de camp qui venait d'entrer comme un obus-torpille, la ville est envahie !…

– Les Espagnols ?

– Il faut le croire !

– Ils auraient osé !… »

Le général n'acheva pas. Il se leva, rejeta le madras qui lui serrait la tête, se roula dans son pantalon, s'enfourna dans son habit, descendit dans ses bottes, se coiffa de son claque, se boucla de son épée, tout en disant :

« Quel est ce bruit que j'entends ?

– Le bruit des quartiers de roches qui roulent comme une avalanche sur la ville.

– Ces coquins sont nombreux ?…

– Ils doivent l'être.

– Tous les bandits de la côte se sont-ils donc réunis, sans doute pour ce coup de main : les contrebandiers de Ronda, les pêcheurs de San-Roque, les réfugiés qui pullulent dans les villages ?…

– C'est à craindre, mon général !

– Et le gouverneur est-il prévenu ?

– Non ! Impossible d'aller le rejoindre à sa villa de la pointe d'Europe ! Les portes sont occupées, les rues sont pleines d'assaillants !…

– Et la caserne de la Porte-de-Mer ?…

– Aucun moyen d'y arriver ! Les artilleurs doivent être cernés dans leur caserne !

– Combien d'hommes avec vous ?…

– Une vingtaine, mon général, des fantassins du 3e régiment, qui ont pu s'échapper.

– Par Saint Dunstan ! s'écria Mac Kackmale, Gibraltar arraché à l'Angleterre par ces vendeurs d'orange !… Cela ne sera pas !… Non ! Cela ne sera pas ! »

En ce moment, la porte de la chambre livra passage à un être bizarre, qui sauta sur les épaules du général.

 

IV

« Rendez-vous ! » s'écria-t-il d'une voix rauque, qui tenait plus du rugissement que de la voix humaine.

Quelques hommes, accourus à la suite de l'aide de camp, allaient se jeter sur cet homme, quand, à la clarté de la chambre, ils le reconnurent.

« Gil Braltar ! » s'écrièrent-ils.

C'était lui, en effet, l'hidalgo auquel on ne pensait plus depuis longtemps, le sauvage des grottes de San-Miguel.

« Rendez-vous ? hurlait-il.

– Jamais ! » répondit le général Mac Kackmale.

Soudain, au moment où les soldats l'entouraient, Gil Braltar fit entendre un « striss » aigu et prolongé.

Aussitôt, la cour de l'habitation, puis l'habitation elle-même, s'emplirent d'une masse envahissante…

Le croira-t-on ? C'était des monos, c'était des singes, et par centaines ! Venaient-ils donc reprendre aux Anglais ce rocher dont ils sont les véritables propriétaires, ce mont qu'ils occupaient bien avant les Espagnols, bien avant que Cromwell en eût rêvé la conquête pour la Grande-Bretagne ? Oui, en vérité ! Et ils étaient redoutables par leur nombre, ces singes sans queue, avec lesquels on ne vivait en bon accord qu'à la condition de tolérer leurs maraudes, ces êtres intelligents et audacieux qu'on se gardait de molester, car ils se vengeaient cela était arrivé quelquefois en faisant rouler d'énormes roches sur la ville !

Et, maintenant, ces monos étaient devenus les soldats d'un fou, aussi sauvage qu'eux, de ce Gil Braltar qu'ils connaissaient, qui vivait de leur vie indépendante, de ce Guillaume Tell quadrumanisé, dont toute l'existence se concentrait sur cette pensée : chasser les étrangers du territoire espagnol !

Quelle honte pour le Royaume-Uni, si la tentative réussissait ! Les Anglais, vainqueurs des Indous, des Abyssins, des Tasmaniens, des Australiens, des Hottentots, de tant d'autres, vaincus par de simples monos !

Si pareille catastrophe arrivait, le général Mac Kackmale n'aurait plus qu'à se faire sauter la tête ! On ne survit pas à pareil déshonneur !

Cependant, avant que les singes, appelés par le sifflement de leur chef, eussent envahi la chambre, quelques soldats avaient pu se jeter sur Gil Braltar. Le fou, doué d'une extraordinaire vigueur, résista, et ce ne fut pas sans peine qu'on parvint à le réduire. Sa peau d'emprunt lui ayant été arrachée dans la lutte, il demeura presque nu dans un coin, bâillonné, ligoté, hors d'état de bouger ou de se faire entendre. Peu de temps après, Mac Kackmale s'élançait hors de sa maison, résolu à vaincre ou mourir, suivant la formule militaire.

Mais le danger n'en était pas moins grand au-dehors. Sans doute, quelques fantassins avaient pu se réunir à la Porte-de-Mer et marchaient vers l'habitation du général. Divers coups de feu éclataient dans Main Street et sur la place du Commerce. Toutefois, le nombre des monos était tel que la garnison de Gibraltar risquait d'être bientôt réduite à leur céder la place. Et alors, si les Espagnols faisaient cause commune avec ces singes, les forts seraient abandonnés, les batteries seraient désertées, les fortifications ne compteraient plus un seul défenseur, et les Anglais, qui avaient rendu ce rocher imprenable, ne parviendraient plus à le reprendre.

Soudain, un revirement se produisit.

En effet, à la lueur de quelques torches qui éclairaient la cour, on put voir les monos battre en retraite. A la tête de la bande marchait son chef, brandissant son bâton. Tous, imitant ses mouvements de bras et de jambes, le suivaient d'un même pas.

Gil Braltar avait-il donc pu se débarrasser de ses liens, s'échapper de la chambre où on le gardait ? On n'en pouvait plus douter. Mais où se dirigeait-il maintenant ? Allait-il se porter vers la pointe d'Europe, sur la villa du gouverneur, lui donner l'assaut, le sommer de se rendre, ainsi qu'il avait fait vis-à-vis du général ?

Non ! Le fou et sa bande descendaient Main Street. Puis, après avoir franchi la porte de l'Alameda, tous prirent obliquement à travers le parc et remontèrent les pentes de la montagne.

Une heure après, il ne restait plus dans la ville un seul des envahisseurs de Gibraltar.

Que s'était-il donc passé ?

On le sut bientôt, quand le général Mac Kackmale apparut sur la lisière du parc.

C'était lui qui, prenant la place du fou, avait dirigé la retraite de la bande, après s'être enveloppé de la peau de singe du prisonnier. Il ressemblait tellement à un quadrumane, ce brave guerrier, que les monos s'y étaient trompés eux-mêmes. Aussi n'avait-il eu qu'à paraître pour les entraîner à sa suite !…

Une idée de génie tout simplement, qui fut bientôt récompensée par l'envoi de la Croix de Saint-George.

Quant à Gil Braltar, le Royaume-Uni le céda, contre espèces, à un Barnum qui fait sa fortune en le promenant à travers les principales villes de l'Ancien et du Nouveau-Monde. Il laisse même volontiers entendre, le Barnum, que ce n'est point le sauvage de San-Miguel qu'il exhibe, mais le général Mac Kackmale en personne.

Toutefois, cette aventure a été une leçon pour le gouvernement de Sa Gracieuse Majesté. Il a compris que si Gibraltar ne pouvait être pris par les hommes, il était à la merci des singes. Aussi, l'Angleterre, très pratique, est-elle décidée à n'y envoyer désormais que les plus laids de ses généraux, afin que les monos puissent s'y tromper encore.

Cette mesure vraisemblablement lui assure à jamais la possession de Gibraltar.

 

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Janvier 2004

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