Exécuteur testamentaire de Huysmans, il lui a consacré un livre, Les Dernières Années de J.-K. Huysmans (1941).
b Depuis 1899, M. et Mme Léon Leclaire résident à la Maison Notre-Dame en compagnie de leur ami Huysmans.
Magie du monstre
D'abord membre militant du groupe naturaliste qui se forme autour d'Émile Zola1, Joris-Karl Huysmans s'en éloigne dès 1884 avec son roman À rebours, bréviaire de l'esthétique décadente. Puis, à partir d'En route en 1894, son oeuvre participe du renouveau catholique perceptible dans les lettres françaises de l'inter-siècle 2.
Cette ferveur chrétienne, Huysmans la découvre d'abord par son envers, la frénésie satanique. En cette fin du XIXe siècle, le satanisme est à la mode. Il répond aux inquiétudes d'un temps propice aux passions occultes. Cette noirceur conjoncturelle stimule l'attirance toujours éprouvée par Huysmans pour le négatif et l'au-delà. Dès le premier roman, Marthe, histoire d'une fille, son oeuvre exhibe en effet des épaves abruties de quotidienneté et travaillées par l'ailleurs. S'éloigner de la matérialité triviale, sortir de l'ornière, franchir les limites : en obsédé de l'évasion, Huysmans cherche partout des issues au « pénitencier de son siècle 3», dont il abhorre l'idéologie matérialiste et le positivisme bien-pensant.
Comment se détacher du monde ? Spiritisme, magie noire, blasphèmes ritualisés occupent un temps son imagination d'écrivain avide de fuir comme il peut une époque sans relief ni perspectives. En 1891, avec Là-bas, son roman sur l'occultisme contemporain, il visite aussi les moeurs du Moyen Âge finissant : « C'est dans ce monde troublé, qui ne croit plus au passé et s'effraie d'un avenir incertain, qu'il faut situer Gilles de Rais 4». Il en scrute les obscurités, se fascine à ses merveilles. Pour ce voyage à travers le temps, le rôle de guide est confié au héros, l'écrivain Durtal, sorte de double de l'auteur. Durtal écrit un essai biographique qui plonge au coeur du XVe siècle en retraçant l'histoire du plus célèbre des seigneurs vendéens, et le lecteur suit par fragments l'élaboration progressive de son étude historique.
Le fond d'ombre médiéval sur lequel s'est construit le livre de Durtal va être à nouveau sollicité quelques années plus tard lorsque Gustave Boucher, bouquiniste parisien et par ailleurs directeur de La Revue du Poitou, reprend certaines pages de Là-bas. Il les sélectionne et les assemble pour une conférence qu'il donne à Niort le 6 juin 1896 devant l'assemblée de la Société d'ethnographie nationale et d'art populaire. Comme il voudrait garder une trace écrite du texte ainsi lu, il demande à son ami Huysmans son accord pour publication. Huysmans accepte, et signe de fait en 1897 une plaquette diffusée hors commerce à cent exemplaires, Gilles de Rais, la Sorcellerie en Poitou, qui, après de légères modifications, devient deux ans plus tard l'opuscule Gilles de Rais, la Magie en Poitou 5. Avalisé par Huysmans, le montage des textes n'est bien sûr pas indemne des intentions, délibérées ou inconscientes, de Boucher, qui atténue notablement la dimension sexuelle des meurtres perpétrés 6.
Encore deux ans plus tard, en 1901, ce rappel des profondeurs médiévales se prolonge pour Huysmans avec la publication de Sainte Lydwine de Schiedam, étonnante hagiographie de celle qui à certains égards est à Dieu ce que Gilles est à Satan. La sainte hollandaise comme le serial killer vendéen sont des êtres de passion, des créatures hors norme qui donnent un visage à l'impossible. À travers l'ombre inquiétante et gigantesque de ces deux figures d'exception, c'est le Moyen Âge qui surgit dans tous ses excès. Versant blanc et versant noir d'une même foi : Lydwine expie et endure, Gilles torture et extermine. Tous deux tutoient le sublime et l'horrible, et avancent dans un délire qui s'accroche à des vérités absolues défiant les règles de la raison et les lois de la nature 7.
Perçu dans le crible huysmansien, Gilles de Rais apparaît comme un être d'engouement qui rayonne à sa manière dans ce XVe siècle agité par la violence et les guerres. Pour lui, tout est allé très vite : orphelin à neuf ans, marié à seize, Maréchal de France à vingt-cinq. De retour de la guerre, il donne des spectacles fastueux, des festins à répétition. Étant de ceux qui ne lésinent pas, il se retrouve assez vite au bord de la ruine. La guerre, la fête, la dette : l'orgueilleux se démène toujours dans la dépense.
Devant ces difficultés pécuniaires de plus en plus menaçantes, l'ancien compagnon d'armes de Jeanne d'Arc retiré sur ses terres croise le savoir magique qui met en éveil sa curiosité. Il se lance dans des recherches alchimiques qui, espère-t-il, devraient le remettre financièrement sur pied. Transmutation des métaux, pierre philosophale, pente fatale. Le diable offre ses services. Le maître de Tiffauges s'approche, il s'entoure de magiciens experts, convoque des évocateurs de démons, des souffleurs censés offrir l'accès à l'autre monde. Huysmans précise bien que « cette science, qui le jeta dans la démonomanie, [...] il l'aima pour elle-même, dans un temps où il était riche ». Faut-il voir dans cette interprétation la tentative de Huysmans de « spiritualiser » Gilles, de l'élever au-dessus de considérations humaines, trop humaines, tout en projetant sa propre obsession de la fin, de l'ailleurs, son appétence pour l'autre côté de la vie ? Toujours est-il qu'il présente l'alchimie comme ce qui, dans l'esprit de Gilles, permettrait avant tout de transgresser la frontière qui sépare l'ici-bas de l'au-delà.
Dans cette tentative de communication diabolique, de surnaturelle correspondance, la démesure médiévale se marie à une immense candeur.
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