Georges Bataille voit même en Gilles un niais: « L'enfantillage, en principe, a de courtes possibilités, tandis qu'en raison de cette fortune et de ce pouvoir, l'enfantillage de Gilles de Rais eut devant lui de tragiques possibilités. 8» En enfant capricieux et tout-puissant, Gilles se laisse conduire par ses impulsions. La magie le pousse plus loin dans ses rêves, et il aime que les chimères l'accompagnent ainsi tandis qu'il avance en des terres inconnues.

Pourtant, comme Satan se refuse décidément à ouvrir les portes, il faut l'amadouer, le séduire, lui donner des gages. En fier chrétien, Gilles « tremble devant le démon, s'apeure lorsqu'il songe à la vie éternelle, lorsqu'il pense au Christ » : il ne veut pas vendre son âme au diable, mais ne recule pas devant l'odeur du sang. Or, le meurtre pourrait bien séduire le Malin. Aussi, fort de son expérience de guerrier de haut vol, sera-t-il un boucher hors pair, un sacrificateur prodigue. Le seigneur se transforme en ogre. Gilles devient Barbe-Bleue.

Se préserver la possibilité personnelle du paradis vaut bien un massacre d'innocents. Et la chair à Satan ne manque pas dans les campagnes reculées du royaume. La passion criminelle va alors s'exaspérer, le meurtre cessant d'être un moyen d'approche du démon pour devenir la fin festive d'une existence déréglée. Dans les forteresses de Tiffauges et de Machecoul, Gilles multiplie les orgies et s'adonne à des rituels horrifiques dont il jouit sans retenue. Cet égarement du sens n'est jamais une abdication de la foi : le sacrilège est un hommage paradoxal à Dieu, et le déchaînement sanguinaire requiert encore la foi, ne serait-ce que pour la mettre sens dessus dessous.

Gilles repousse toujours plus loin les limites et se sent encouragé dans sa vocation par l'impunité dont l'assure son statut de grand seigneur. Abusant des prérogatives que lui confère son rang, il ordonne, expérimente, s'enfonce. Longtemps, la société féodale préserve l'assassin. Huit années durant, toute une population paysanne voit ses jeunes enfants disparaître, les garçons surtout, enlevés souvent la nuit, par la ruse ou la violence. La légende de Barbe-Bleue qui naît va peu à peu s'amplifier, se mêlant à l'histoire réelle, qui n'en finit pas d'évaluer le poids des souffrances, de comptabiliser les victimes : « En 1889, à Tiffauges, un médecin découvrit une oubliette, et il en ramena des masses de têtes et d'os. »

L'érudition est certes au rendez-vous dans Gilles de Rais. Formé à l'école zolienne du document, l'auteur a lu les ouvrages historiques de référence. Mais Huysmans n'en donne pas moins sa propre vision du « grand seigneur méchant homme », et traduit son destin tourmenté avec le calme tordu d'un écrivain rigoureux et hanté. Si dans Là-bas il le compare à un « des Esseintes du quinzième siècle 9», c'est qu'il tient à en faire un fin lettré, un amoureux des arts, un esprit mystique. Il voudrait voir en lui un être « sur-civilisé », brutalement avide d'absolu, plutôt qu'une personnalité immature et archaïque.

En tout cas, comme Huysmans, on ne peut qu'être ébloui par le revirement final du procès : après avoir rejeté la légitimité de la Cour, après voir injurié les juges et s'être réfugié dans le silence, l'orgueilleux s'agenouille enfin. Le prédateur impulsif, compulsif et ultra-violent confesse dans le détail ses crimes et finit par demander aux parents des victimes de le secourir par leurs prières. Et le miracle advient. Avec la puissance du plus haut pardon accordé par la foule au monstre lamentable, il nous est alors donné de saisir « l'âme du Moyen Âge » : le ciment religieux scelle une communauté humaine animée par un sens de la compassion à la mesure de la profanation. Le monstre est enfin reconnu. Bientôt pendu et brûlé pour ses crimes, il pourra néanmoins mourir parmi les hommes.

Jérôme SOLAL

1 En disciple zélé, Huysmans fait l'éloge appuyé du maître dans son long article « Émile Zola et L'Assommoir » paru les 11 mars et 1er avril 1877 dans L'Actualité.

2 Voir Jean-Antoine Calvet, Le Renouveau catholique dans la littérature contemporaine, Lanore, 1927.

3 À rebours, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 297.

4 Là-bas, Garnier-Flammarion, 1979, p. 70.

5 Le texte n'a plus jamais paru depuis de façon autonome.

6 Gustave Boucher a laissé de côté un certain nombre de passages de Là-bas consacrés au Maréchal. En particulier, les chapitres XI, XVI, XVIII et XXII, qui détaillent les supplices les plus violents, sont écartés : « C'est là que les petits garçons enfermés dans les caves sont amenés. On les déshabille, on les bâillonne ; le Maréchal les palpe et les force, puis il les taillade à coups de dague, se complaît à les démembrer, pièces à pièces. D'autres fois, il leur fend la poitrine, et il boit le souffle des poumons ; il leur ouvre aussi le ventre, le flaire, élargit de ses mains la plaie et s'assied dedans.