Le bonheur consiste ou en émotions fortes qui usent la vie, ou en occupations réglées qui en font une mécanique anglaise fonctionnant par temps réguliers. Au-dessus de ces bonheurs, il existe une curiosité, prétendue noble, de connaître les secrets de la nature ou d’obtenir une certaine imitation de ses effets. N’est-ce pas, en deux mots, l’Art ou la Science, la Passion ou le Calme ? Hé ! bien, toutes les passions humaines agrandies par le jeu de vos intérêts sociaux, viennent parader devant moi qui vis dans le calme. Puis, votre curiosité scientifique, espèce de lutte où l’homme a toujours le dessous, je la remplace par la pénétration de tous les ressorts qui font mouvoir l’Humanité. En un mot, je possède le monde sans fatigue, et le monde n’a pas la moindre prise sur moi. Écoutez-moi, reprit-il, par le récit des événements de la matinée, vous devinerez mes plaisirs. Il se leva, alla pousser le verrou de sa porte, tira un rideau de vieille tapisserie dont les anneaux crièrent sur la tringle, et revint s’asseoir. — Ce matin, me dit-il, je n’avais que deux effets à recevoir, les autres avaient été donnés la veille comme comptant à mes pratiques. Autant de gagné ! car, à l’escompte, je déduis la course que me nécessite la recette, en prenant quarante sous pour un cabriolet de fantaisie. Ne serait-il pas plaisant qu’une pratique me fît traverser Paris pour six francs d’escompte, moi qui n’obéis à rien, moi qui ne paye que sept francs de contributions. Le premier billet, valeur de mille francs présentée par un jeune homme, beau fils à gilets pailletés, à lorgnon, à tilbury, cheval anglais, etc., était signé par l’une des plus jolies femmes de Paris, mariée à quelque riche propriétaire, un comte. Pourquoi cette comtesse avait-elle souscrit une lettre de change, nulle en droit, mais excellente en fait ; car ces pauvres femmes craignent le scandale que produirait un protêt dans leur ménage et se donneraient en paiement plutôt que de ne pas payer ? Je voulais connaître la valeur secrète de cette lettre de change. Était-ce bêtise, imprudence, amour ou charité ? Le second billet, d’égale somme, signé Fanny Malvaut, m’avait été présenté par un marchand de toiles en train de se ruiner. Aucune personne, ayant quelque crédit à la Banque, ne vient dans ma boutique, où le premier pas fait de ma porte à mon bureau dénonce un désespoir, une faillite près d’éclore, et surtout un refus d’argent éprouvé chez tous les banquiers. Aussi ne vois-je que des cerfs aux abois, traqués par la meute de leurs créanciers. La comtesse demeurait rue du Helder, et ma Fanny rue Montmartre. Combien de conjectures n’ai-je pas faites en m’en allant d’ici ce matin ? Si ces deux femmes n’étaient pas en mesure, elles allaient me recevoir avec plus de respect que si j’eusse été leur propre père. Combien de singeries la comtesse ne me jouerait-elle pas pour mille francs ? Elle allait prendre un air affectueux, me parler de cette voix dont les câlineries sont réservées à l’endosseur du billet, me prodiguer des paroles caressantes, me supplier peut-être, et moi... Là, le vieillard me jeta son regard blanc. — Et moi, inébranlable ! reprit-il Je suis là comme un vengeur, j’apparais comme un remords. Laissons les hypothèses. J’arrive. — Madame la comtesse est couchée, me dit une femme de chambre. — Quand sera-t-elle visible ? — A midi. — Madame la comtesse serait-elle malade ? — Non, monsieur ; mais elle est rentrée du bal à trois heures. — Je m’appelle Gobseck, dites-lui mon nom, je serai ici à midi. Et je m’en vais en signant ma présence sur le tapis qui couvrait les dalles de l’escalier. J’aime à crotter les tapis de l’homme riche, non par petitesse, mais pour leur faire sentir la griffe de la Nécessité. Parvenu rue Montmartre, à une maison de peu d’apparence, je pousse une vieille porte cochère, et vois une de ces cours obscures où le soleil ne pénètre jamais. La loge du portier était noire, le vitrage ressemblait à la manche d’une douillette trop long-temps portée, il était gras, brun, lézardé.