Ben-Zouf savait remarquablement faire la cuisine. Avec lui, pas de fades préparations à craindre ! Il salait, vinaigrait et poivrait militairement. Mais, on l’a dit, il s’adressait à deux estomacs qui défiaient les condiments les plus pimentés et sur lesquels la gastralgie n’avait aucune prise.

Après le dîner, et pendant que son ordonnance serrait précieusement les restes du repas dans ce qu’il appelait « son armoire abdominale », le capitaine Servadac quitta le gourbi et alla prendre l’air, en fumant, sur la crête de la falaise.

La nuit commençait à tomber. Le soleil avait disparu, depuis plus d’une heure, derrière les épais nuages, au-dessous de cet horizon que la plaine coupait nettement au-delà du cours du Chéliff. Le ciel présentait alors un aspect singulier, que tout observateur des phénomènes cosmiques eût remarqué non sans quelque surprise. En effet, vers le nord, et bien que l’obscurité fût assez profonde déjà pour limiter la portée du regard à un rayon d’un demi-kilomètre, une sorte de lumière rougeâtre imprégnait les brumes supérieures de l’atmosphère. On ne voyait ni franges régulièrement découpées ni rayonnement de jets lumineux, projetés par un centre ardent. Par conséquent, rien n’indiquait l’apparition de quelque aurore boréale dont les magnificences, d’ailleurs, ne s’épanouissent que sur les hauteurs du ciel qui sont plus élevées en latitude. Un météorologiste eût donc été fort empêché de dire à quel phénomène était due l’illumination superbe de cette dernière nuit de l’année.

Mais le capitaine Servadac n’était pas précisément météorologiste. Depuis sa sortie de l’école, on peut croire qu’il n’avait jamais remis le nez dans son Cours de cosmographie. D’ailleurs, ce soir-là, il se sentait peu porté à observer la sphère céleste. Il flânait, il fumait. Songeait-il seulement à cette rencontre qui devait, le lendemain, le mettre face à face avec le comte Timascheff ? En tout cas, si cette pensée lui traversait parfois l’esprit, ce n’était pas pour l’exciter plus qu’il ne convenait contre le comte. On peut l’avouer, les deux adversaires étaient sans haine l’un pour l’autre, bien qu’ils fussent rivaux. Il s’agissait simplement de dénouer une situation où être deux c’est être un de trop. Aussi Hector Servadac tenait-il le comte Timascheff pour un fort galant homme, et le comte ne pouvait-il avoir pour l’officier qu’une sérieuse estime.

À huit heures du soir, le capitaine Servadac rentra dans l’unique chambre du gourbi, qui contenait son lit, une petite table de travail montée sur crémaillère, et quelques malles servant d’armoires. C’était dans le poste voisin, non au gourbi, que l’ordonnance exécutait ses préparations culinaires, et c’est là qu’il couchait, comme il le disait, « sur un sommier en bon cœur de chêne ! » Cela ne l’empêchait pas de dormir douze heures sans désemparer, et, là-dessus, il aurait rendu des points à un loir.

Le capitaine Servadac, assez peu pressé de dormir, s’assit à la table, sur laquelle étaient épars ses instruments de travail. Machinalement, il prit d’une main son crayon rouge et bleu, et de l’autre son compas de réduction. Puis, le papier à décalquer sous les yeux, il commença à le zébrer de lignes diversement colorées et inégales, qui ne rappelaient en rien le dessin sévère d’un levé topographique.

Pendant ce temps, Ben-Zouf, qui n’avait pas encore reçu ordre d’aller se coucher, étendu dans un coin, essayait de dormir, ce que l’agitation singulière de son capitaine rendait difficile.

C’est qu’en effet ce n’était pas l’officier d’état-major, mais le poète gascon, qui avait pris place à la table de travail. Oui ! Hector Servadac s’escrimait de plus belle ! Il s’acharnait à ce rondeau, évoquant une inspiration qui se faisait terriblement prier. Maniait-il donc le compas pour donner à ses vers une mesure rigoureusement mathématique ? Employait-il le crayon multicolore afin de mieux varier ses rimes rebelles ? on eût été tenté de le croire. Quoi qu’il en soit, le travail était laborieux.

« Eh, mordioux ! s’écriait-il, pourquoi ai-je été choisir cette forme de quatrain, qui m’oblige à ramener les mêmes rimes comme des fuyards pendant la bataille ? De par tous les diables ! je lutterai ! Il ne sera pas dit qu’un officier français aura reculé devant des rimes. Une pièce de vers, c’est comme un bataillon ! La première compagnie a déjà donné ! – Il voulait dire le premier quatrain. – En avant les autres ! »

Les rimes poursuivies à outrance revinrent enfin à l’appel, car une ligne rouge et une ligne bleue s’allongèrent bientôt sur le papier :

De beaux discours remplis d’emphases,

Qu’est-il besoin ?

« Que diable marmotte donc mon capitaine ? se demandait Ben-Zouf, en se tournant et retournant. Voilà une heure qu’il s’agite comme un canard qui revient de semestre. »

Hector Servadac arpentait le gourbi en proie à toute la fureur de l’inspiration poétique :

Et que vraiment des longues phrases

Le cœur est loin !

« Bien sûr, il fait des vers ! se dit Ben-Zouf en se redressant dans son coin. En voilà un métier bruyant ! Il n’y a pas moyen de dormir ici. »

Et il poussa un sourd grognement.

« Eh ! qu’as-tu donc, Ben-Zouf ? demanda Hector Servadac.

– Rien, mon capitaine. C’est le cauchemar !

– Le diable t’emporte !

– Je le veux bien, et tout de suite, murmura Ben-Zouf, surtout s’il ne fait pas de vers !

– Cet animal-là m’a coupé ma verve ! dit le capitaine Servadac. Ben-Zouf !

– Présent, mon capitaine ! répondit l’ordonnance, qui se releva, une main à son bonnet, l’autre à la couture de son pantalon.

– Ne bouge pas, Ben-Zouf ! Ne bouge pas ! Je tiens au moins le dénouement de mon rondeau ! »

Et, d’une voix inspirée, Hector Servadac d’ajouter avec de grands gestes de poète :

Croyez-moi, ma tendresse est sûre !

Je vous promets

Que je vous aime…, je le jure,

Et pour…

Ce dernier mot n’était pas prononcé, que le capitaine Servadac et Ben-Zouf étaient précipités la face contre terre avec une effroyable violence.

Chapitre IV

 

Qui permet au lecteur de multiplier à l’infini les points d’exclamation et d’interrogation !

 

Pourquoi, à ce moment même, l’horizon s’était-il si étrangement et si subitement modifié, que l’œil exercé d’un marin n’eût pu reconnaître la ligne circulaire sur laquelle devaient se confondre le ciel et l’eau ?

Pourquoi la mer élevait-elle alors ses lames à une hauteur que les savants avaient refusé d’admettre jusqu’alors ?

Pourquoi, au milieu des craquements du sol qui se déchirait, s’était-il produit un épouvantable fracas, composé de bruits divers, tels que grincements dus à une dislocation violente de la charpente du globe, mugissements des eaux entrechoquées à une profondeur anormale, sifflements des nappes d’air aspirées comme elles le sont dans un cyclone ?

Pourquoi, à travers l’espace, cet éclat extraordinaire, plus intense que les fulgurations d’une aurore boréale, éclat qui envahit le firmament et éclipsa momentanément les étoiles de toutes grandeurs ?

Pourquoi le bassin de la Méditerranée, qui semblait s’être vidé un instant, se remplit-il à nouveau de ses eaux étrangement furieuses ?

Pourquoi le disque de la lune parut-il s’agrandir démesurément, comme si, en quelques secondes, l’astre des nuits se fût rapproché de quatre-vingt-seize mille lieues à dix mille ?

Pourquoi, enfin, un nouveau sphéroïde énorme, flamboyant, inconnu des cosmographes, apparut-il au firmament, pour aller bientôt se perdre derrière d’épaisses couches de nuages ?

Enfin, quel étrange phénomène avait produit ce cataclysme, qui bouleversa si profondément la terre, la mer, le ciel, tout l’espace ?

Qui eût pu le dire ? et restait-il même un seul des habitants sur le globe terrestre pour répondre à ces questions ?

Chapitre V

 

Dans lequel il est parlé de quelques modifications apportées à l’ordre physique, sans qu’on puisse en indiquer la cause

 

Cependant, aucun changement ne semblait s’être produit dans cette portion du littoral algérien, bornée à l’ouest par la rive droite du Chéliff et au nord par la Méditerranée. Bien que la commotion eût été très violente, ni sur cette fertile plaine, peut-être un peu bossuée çà et là, ni sur la ligne capricieuse de la falaise, ni sur la mer qui s’agitait outre mesure, rien n’indiquait qu’une modification eût altéré leur aspect physique. Le poste de pierre, sauf en quelques parties de la muraille assez profondément disjointes, avait suffisamment résisté.