Quant au gourbi, il s’était aplati sur le sol comme un château de cartes au souffle d’un enfant, et ses deux hôtes gisaient sans mouvement sous le chaume affaissé.
Ce fut deux heures seulement après la catastrophe, que le capitaine Servadac reprit connaissance. Il eut tout d’abord quelque peine à rassembler ses souvenirs, mais les premiers mots qu’il prononça – cela ne surprendra personne – furent les derniers de ce fameux rondeau, qui avaient été si extraordinairement coupés sur ses lèvres :
« … je le jure, Et pour… »
Puis aussitôt : « Ah çà, dit-il, qu’est-il arrivé ? »
À cette demande qu’il s’adressa, il lui était assez difficile de répondre. Soulevant alors le bras, il parvint à défoncer la couverture de paille, et sa tête apparut hors du chaume.
Le capitaine Servadac regarda d’abord autour de lui.
« Le gourbi par terre ! s’écria-t-il. C’est quelque trombe qui aura passé sur le littoral ! »
Il se tâta. Pas une luxation, pas même une égratignure.
« Mordioux ! et mon brosseur ! »
Il se releva. Puis :
« Ben-Zouf ! » cria-t-il.
À la voix du capitaine Servadac, une seconde tête fit sa trouée à travers le chaume.
« Présent ! » répondit Ben-Zouf.
On eût dit que l’ordonnance n’attendait que cet appel pour paraître militairement.
« As-tu quelque idée de ce qui est arrivé, Ben-Zouf ? demanda Hector Servadac.
– J’ai idée, mon capitaine, que nous avons tout l’air de tirer notre dernière étape.
– Bah ! Une trombe, Ben-Zouf, une simple trombe !
– Va pour une trombe ! répondit philosophiquement l’ordonnance. – Rien de particulièrement cassé, mon capitaine ?
– Rien, Ben-Zouf. »
Un instant après, tous deux étaient debout ; ils déblayaient l’emplacement du gourbi ; ils retrouvaient leurs instruments, leurs effets, leurs ustensiles, leurs armes à peu près intacts, et l’officier d’état-major disait :
« Ah çà, quelle heure est-il ?
– Au moins huit heures, répondit Ben-Zouf en regardant le soleil, qui était très sensiblement élevé au-dessus de l’horizon.
– Huit heures !
– Au moins, mon capitaine !
– Est-il possible ?
– Oui, et il faut partir !
– Partir ?
– Sans doute, pour notre rendez-vous.
– Quel rendez-vous ?
– Notre rencontre avec le comte…
– Ah ! mordioux ! s’écria le capitaine, j’allais l’oublier ! »
Et tirant sa montre :
« Qu’est-ce que tu dis donc, Ben-Zouf ? Tu es fou ! il n’est que deux heures à peine.
– Deux heures du matin, ou deux heures du soir ? » répondit Ben-Zouf en regardant le soleil.
Hector Servadac approcha la montre de son oreille.
« Elle marche, dit-il.
– Et le soleil aussi, répliqua l’ordonnance.
– En effet, à sa hauteur au-dessus de l’horizon… Ah ! de par tous les crus du Médoc !…
– Qu’avez-vous, mon capitaine ?
– Mais il serait donc huit heures du soir ?
– Du soir ?
– Oui ! Le soleil est dans l’ouest, et il est évident qu’il va se coucher !
– Se coucher ? Non pas, mon capitaine, répondit Ben-Zouf. Il se lève bel et bien, comme un conscrit au coup de la diane ! Et voyez ! Depuis que nous causons, il a déjà monté sur l’horizon.
– Le soleil se lèverait maintenant dans l’ouest ! murmura le capitaine Servadac. Allons donc ! Ce n’est pas possible ! »
Cependant, le fait n’était pas discutable. L’astre radieux, apparaissant au-dessus des eaux du Chéliff, parcourait alors cet horizon occidental, sur lequel il avait tracé jusqu’alors la seconde moitié de son arc diurne.
Hector Servadac comprit sans peine qu’un phénomène absolument inouï, en tout cas inexplicable, avait modifié, non pas la situation du soleil dans le monde sidéral, mais le sens même du mouvement de rotation de la terre sur son axe.
C’était à s’y perdre. L’impossible pouvait-il donc devenir vrai ? Si le capitaine Servadac avait eu sous la main un des membres du Bureau des longitudes, il aurait essayé d’obtenir de lui quelques informations. Mais, absolument réduit à lui-même :
« Ma foi, dit-il, cela regarde les astronomes ! Je verrai, dans huit jours, ce qu’ils diront dans les journaux. »
Puis, sans s’arrêter plus longtemps à rechercher la cause de cet étrange phénomène :
« En route ! dit-il à son ordonnance. Quel que soit l’événement qui s’est accompli, et quand bien même toute la mécanique terrestre et céleste serait sens dessus dessous, il faut que j’arrive le premier sur le terrain pour faire au comte Timascheff l’honneur…
– De l’embrocher », répondit Ben-Zouf. Si Hector Servadac et son ordonnance eussent été d’humeur à observer les changements physiques qui s’étaient instantanément accomplis dans cette nuit du 31 décembre au 1er janvier, après avoir constaté cette modification dans le mouvement apparent du soleil, ils auraient, à coup sûr, été très frappés de l’incroyable variation qui s’était opérée dans les conditions atmosphériques. En effet, pour parler d’eux tout d’abord, ils se sentaient haletants, forcés de respirer plus rapidement, ainsi qu’il arrive aux ascensionnistes sur les montagnes, comme si l’air ambiant eût été moins dense, et, par conséquent, moins chargé d’oxygène. En outre, leur voix était plus faible. Donc, de deux choses l’une : ou bien ils avaient été frappés d’une demi-surdité, ou bien il fallait admettre que l’air fût tout à coup devenu moins propre à la transmission des sons.
Mais ces modifications physiques n’impressionnèrent, en ce moment, ni le capitaine Servadac ni Ben-Zouf, et tous deux se dirigèrent vers le Chéliff, en suivant l’abrupt sentier de la falaise.
Le temps, qui était très embrumé la veille, ne présentait plus la même apparence. Un ciel singulièrement teinté, qui se couvrit bientôt de nuages très bas, ne permettait plus de reconnaître l’arc lumineux que le soleil traçait d’un horizon à l’autre. Il y avait dans l’air des menaces d’une pluie diluvienne, sinon d’un orage à grand fracas. Toutefois, ces vapeurs, faute d’une condensation incomplète, n’arrivèrent pas à se résoudre.
La mer, pour la première fois sur cette côte, semblait être complètement déserte. Pas une voile, pas une fumée ne se détachaient sur les fonds grisâtres du ciel et de l’eau. Quant à l’horizon – était-ce une illusion d’optique ? – il semblait être extrêmement rapproché, aussi bien celui de la mer que celui qui circonscrivait la plaine, en arrière du littoral. Ses infinis lointains avaient disparu pour ainsi dire, comme si la convexité du globe eût été plus accusée.
Le capitaine Servadac et Ben-Zouf, marchant d’un pas rapide, sans échanger aucune parole, devaient avoir bientôt franchi les cinq kilomètres qui séparaient le gourbi du lieu de rendez-vous. L’un et l’autre, ce matin-là, purent observer qu’ils étaient physiologiquement organisés d’une tout autre manière. Sans trop s’en rendre compte, ils se sentaient particulièrement légers de corps, comme s’ils eussent eu des ailes aux pieds. Si l’ordonnance eût voulu formuler sa pensée, il aurait dit qu’il était « tout chose ».
« Sans compter que nous avons oublié de casser une forte croûte », murmura-t-il.
Et, il faut en convenir, ce genre d’oubli n’était pas dans les habitudes du brave soldat.
En ce moment, une sorte d’aboiement désagréable se fit entendre sur la gauche du sentier. Presque aussitôt un chacal s’échappa d’un énorme fourré de lentisques. Cet animal appartenait à une espèce particulière à la faune africaine qui porte un pelage régulièrement tacheté d’éclaboussures noires, et dont une raie, noire également, sillonne le devant des jambes.
Le chacal peut être dangereux, pendant la nuit, lorsqu’il chasse en troupe nombreuse. Seul, il n’est donc pas plus redoutable qu’un chien. Ben-Zouf n’était pas homme à s’inquiéter de celui-ci, mais Ben-Zouf n’aimait pas les chacals, – peut-être bien parce qu’il n’en existait pas une espèce spéciale à la faune de Montmartre.
L’animal, après avoir quitté le fourré, s’était acculé au pied d’une haute roche, qui mesurait bien dix mètres de hauteur.
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