Et déjà même il s'était fait une tête, la tête glabre et martiale des généraux de l'Empire, avec la patte de lièvre qui passa des vainqueurs d'Austerlitz à leurs fils les bourgeois de Juillet. Debout, le coude droit dans la main gauche et le front dans la main droite, il exhalait l'orgueil de sa voix profonde et de sa culotte collante.
»—Seul, sans argent, du fond d'une prison, s'attaquer à ce colosse qui commande un million de soldats et qui fait trembler tous les peuples et tous les rois de l'Europe...
Eh bien ! ce colosse s'écroulera.
Du fond de la scène, le vieux Maury, qui faisait le conspirateur Jacquemont, donna la réplique :
»—Il peut, en tombant, nous écraser dans sa chute.
Soudain des cris à la fois plaintifs et furieux s'élevèrent de l'orchestre.
L'auteur éclatait. C'était un homme de soixante-dix ans, qui bouillait de jeunesse.
—Qu'est-ce que je vois là, au fond ? Ce n'est pas un acteur, c'est une cheminée. Il faudra faire venir les fumistes, les marbriers pour l'ôter de là... Maury, remuez-vous donc, sacrebleu !
Maury passa.
»—Il peut, en tombant, nous écraser dans sa chute... Je reconnais que ce ne sera pas de votre faute, général. Votre proclamation est excellente. Vous leur promettez une constitution, la liberté, l'égalité... C'est du machiavélisme !
Durville répliqua :
»—Et du meilleur. Race incorrigible, ils s'apprêtent à violer les serments qu'ils n'ont pas faits encore, et, parce qu'ils mentent, ils se croient des Machiavels... Le pouvoir absolu, qu'en ferez-vous donc, imbéciles ?...
La voix stridente de l'auteur grinça :
—Vous n'y êtes pas, Dauville.
—Moi ? demanda Durville étonné.
—Oui, vous, Dauville, vous ne comprenez pas un mot de ce que vous dites.
Pour humilier les cabots, pour abattre leur superbe, cet homme qui, de sa vie, n'avait oublié le nom d'une crémière ou d'un portier, dédaignait de retenir les noms des plus illustres comédiens.
—Dauville, mon ami, reprenez-moi ça.
Il jouait tous les rôles.
Joyeux, funèbre, violent, tendre, impétueux, caressant, il prenait une voix tour à tour grave et flûtée ; il soupirait, il rugissait, il riait, il pleurait. Il se transformait, ainsi que l'homme du conte populaire, en flamme, en fleuve, en femme, en tigre.
Dans les coulisses, les comédiens n'échangeaient entre eux que des propos insignifiants et brefs. Leur liberté de parole, leur facilité de mœurs, la familiarité de leurs habitudes ne les empêchaient pas de garder ce que, dans toute réunion d'hommes, il faut d'hypocrisie pour que les gens puissent se regarder les uns les autres sans horreur et sans dégoût. Même il régnait dans cet atelier d'art en pleine activité une belle apparence d'accord et d'union, un sentiment unanime créé par la pensée, haute ou médiocre, de l'auteur, un esprit d'ordre qui obligeait toutes les rivalités et tous les mauvais vouloirs à se changer en bonne volonté et en harmonieux concours.
Nanteuil, dans sa loge, se sentait mal à l'aise en pensant que Chevalier était là tout près. Depuis l'avant-veille, depuis la nuit où il avait proféré d'obscures menaces, elle ne l'avait pas revu et la peur qu'il lui avait faite restait en elle. «Félicie, pour éviter un malheur, je te conseille de ne plus revoir Ligny» : qu'est-ce que cela voulait dire ? Elle réfléchissait sur lui sérieusement. Ce garçon qui, l'avant-veille encore, lui semblait insignifiant et banal, qu'elle avait bien trop vu, qu'elle savait par cœur, comme il lui apparaissait maintenant mystérieux et plein de secrets ! Comme elle s'apercevait tout à coup qu'elle ne le connaissait pas ! De quoi était-il capable ? Elle s'efforçait de le deviner. Qu'allait-il faire ? Rien, sans doute.
Tous les hommes qu'on quitte menacent et ne font rien. Mais Chevalier était-il un homme tout à fait comme les autres ? On le disait fou. C'était une manière de parler. Mais elle ignorait elle-même s'il n'y avait pas en lui un peu de folie. A présent, elle l'étudiait avec un sincère intérêt. Très intelligente, elle ne lui avait jamais trouvé beaucoup d'intelligence ; mais il l'avait surprise plusieurs fois par l'obstination de sa volonté. Elle se rappelait de lui des actes d'énergie sauvage. Naturellement jaloux, il y avait des choses qu'il comprenait. Il savait à quoi une femme est obligée, pour se faire une place au théâtre, ou pour avoir des toilettes ; mais il ne voulait pas qu'on le trompât par amour. Était-ce un homme à commettre un crime, à faire un malheur ? Voilà ce qu'elle ne pouvait découvrir. Elle se rappelait la manie que ce garçon avait de manier des armes. Quand elle allait le voir, rue des Martyrs, elle le trouvait toujours dans sa chambre démontant et nettoyant un vieux fusil. Pourtant il ne chassait jamais.
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