Je me sens capable de grandes créations. Qu'on me donne un rôle, et on verra. Et je n'ai pas seulement la comédie en moi, j'ai le drame, j'ai la tragédie... Oui, la tragédie. Je sais dire les vers. Et c'est un talent qui se fait rare aujourd'hui... Aussi ne crois pas, Félicie, que je te fasse un affront en t'offrant de t'épouser. Loin de là !... Nous nous marierons plus tard, quand ce sera possible et convenable. Rien ne presse, bien sûr. En attendant, nous reprendrons nos bonnes habitudes de la rue des Martyrs... Tu te souviens, Félicie : nous y avons été si heureux ! Le lit n'était pas large, mais nous disions : «Ça ne fait rien...» J'ai maintenant deux belles chambres dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, derrière Saint-Étienne-du-Mont. Il y a ton portrait sur tous les murs... Tu y retrouveras le petit lit de la rue des Martyrs... Mais écoute-moi bien, j'ai trop souffert ; je ne veux plus souffrir. J'exige que tu sois à moi, à moi seul.
Tandis qu'il parlait, Félicie était allée prendre sur la cheminée les cartes avec lesquelles sa mère jouait tous les soirs et elle les étalait sur la table.
—A moi seul... Tu m'entends, Félicie.
—Laisse-moi tranquille, je fais une réussite.
—Écoute-moi, Félicie. J'exige que tu ne reçoives plus dans ta loge cet imbécile...
Examinant ses cartes, elle murmura :
—Toutes les noires sont en bas.
—Cet imbécile, parfaitement.

C'est un diplomate, et le ministère des Affaires étrangères, aujourd'hui, c'est le refuge des incapables.
Il haussa la voix :
—Félicie, dans ton intérêt comme dans le mien, écoute-moi.
—Ne crie donc pas : maman dort.
Il reprit d'une voix sourde :
—Sache bien que je ne veux pas que Ligny devienne ton amant.
Elle releva sa petite tête méchante :
—Et s'il l'est ?
Il fit un pas vers elle, sa chaise levée, la regarda d'un œil fou en riant d'un rire fêlé :
—S'il l'est, il ne le sera pas longtemps.
Et il laissa retomber sa chaise.
Maintenant elle avait peur. Elle s'efforça de sourire.
—Tu vois bien que je plaisante.
Elle réussit, sans trop de peine, à lui faire croire qu'elle lui avait parlé de cette manière seulement pour le punir, parce qu'il devenait insupportable. Il se calma. Elle lui dit alors qu'elle était lasse, qu'elle tombait de sommeil. Il se décida enfin à s'en aller. Sur le palier, il se retourna et dit :
—Félicie, je te conseille, pour éviter un malheur, de ne plus revoir Ligny.
Elle lui cria par la porte entre-bâillée :
—Tape au carreau de la loge pour qu'on t'ouvre !

IV

Dans la salle obscure, de grands pans de toile couvraient le balcon et les loges. L'orchestre était revêtu d'une housse immense, qui, retroussée sur les bords, laissait place à quelques figures humaines pâlissant en cette ombre, comédiens, machinistes, costumiers, amis du directeur, mères et amants d'actrices. Des yeux s'allumaient çà et là dans le creux noir des baignoires.
On répétait pour la cinquante-sixième fois la Nuit du 23 octobre 1812, drame célèbre, vieux de vingt ans, et qui n'avait pas encore été représenté à ce théâtre. La pièce était sue et l'on avait fixé au lendemain cette dernière répétition particulière que, sur les scènes moins austères que l'Odéon, on nomme la «répétition des couturières».
Nanteuil n'était pas de la pièce. Mais elle avait eu affaire ce jour-là au théâtre, et comme on lui avait dit que Marie-Claire était exécrable dans le rôle de la générale Malet, elle était venue voir un peu, cachée au fond d'une baignoire.
La grande scène du «deux» commençait. Le décor représentait une mansarde de la maison de santé où le conspirateur était détenu en 1812. Durville, qui tenait le rôle du général Malet, venait de faire son entrée. Il répétait en costume : longue redingote bleue, avec le collet par-dessus les oreilles, culotte chamois à pont.