Eh bien ! je t'ai vue avant-hier et je t'assure que dans le «deux» de la Mère confidente tu fais des choses très bien et qui ne sont pas faciles.
Nanteuil sourit des yeux, et, comme il arrive toujours quand on reçoit un compliment, elle en attendit un autre.
Madame Doulce, invitée par le silence de Nanteuil, murmura de nouvelles louanges :
—... des choses excellentes, des choses personnelles.
—Vous trouvez, madame Doulce ? Tant mieux ! parce que je ne sens pas bien ce rôle-là. Et puis la grande Perrin m'ôte tous mes moyens. C'est vrai ! quand je m'assois sur les genoux de cette femme-là, ça me fait un effet... Vous ne savez pas toutes les horreurs qu'elle me dit à l'oreille pendant que nous sommes en scène.

Elle est enragée... Je comprends tout, mais il y a des choses qui me dégoûtent... Michon, est-ce que le corsage ne fronce pas dans le dos, à droite ?
—Ma chère enfant, s'écria Trublet avec enthousiasme, vous venez de prononcer une parole admirable.
—Laquelle ? demanda simplement Nanteuil.
—Vous avez dit : «Je comprends tout, mais il y a des choses qui me dégoûtent.» Vous comprenez tout ; les actions et les pensées des hommes vous apparaissent comme des cas particuliers de la mécanique universelle, vous n'en concevez ni colère ni haine. Mais il y a des choses qui vous dégoûtent ; vous avez de la délicatesse, et il est bien vrai que la morale est affaire de goût. Mon enfant, je voudrais qu'on pensât aussi sainement que vous à l'Académie des Sciences morales. Oui, vous avez raison. Les instincts que vous attribuez à votre camarade, il est aussi vain de les lui reprocher que de reprocher à l'acide lactique d'être un acide à fonctions mixtes.
—Qu'est-ce que vous dites ?
—Je dis que nous ne pouvons plus louer ni blâmer aucune pensée, aucune action humaine, une fois que la nécessité de ces actions et de ces pensées nous est démontrée.
—Alors, vous approuvez les mœurs de la grande Perrin, vous, un homme décoré ! C'est du propre !
Le docteur se souleva et dit :
—Mon enfant, prêtez-moi, je vous prie, un moment d'attention. Je vais vous faire un récit instructif :
»Autrefois, la nature humaine était différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Il y avait non seulement des hommes et des femmes, mais aussi des androgynes, c'est-à-dire des êtres qui réunissaient en eux les deux sexes.

Ces trois sortes d'hommes avaient quatre bras, quatre jambes et deux visages. Ils étaient robustes et tournaient rapidement sur eux-mêmes comme des roues. Leur force leur inspira l'audace de combattre les dieux à l'exemple des Géants. Jupiter, ne pouvant souffrir une telle insolence...
—Michon, est-ce que la jupe ne traîne pas trop à gauche ? demanda Nanteuil.
—... résolut, poursuivit le docteur, de les rendre moins forts et moins hardis. Il sépara chaque homme en deux, de manière qu'il n'eut plus que deux bras, deux jambes et une tête, et la race humaine fut dès lors ce qu'elle est aujourd'hui. Chacun de nous n'est donc qu'une moitié d'homme qui a été séparée de son tout comme on divise une sole en deux parts. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. L'amour que nous avons les uns pour les autres n'est que la force qui nous pousse à réunir nos deux moitiés pour nous rétablir dans notre ancienne perfection. Les hommes qui proviennent de la séparation des androgynes aiment les femmes ; les femmes qui ont cette même origine aiment les hommes. Mais les femmes qui proviennent de la séparation des femmes primitives n'accordent pas grande attention aux hommes et sont portées vers les femmes. Ne soyez donc plus surprise quand vous voyez...
—C'est vous, docteur, qui avez imaginé cette histoire-là ? demanda Nanteuil, en piquant une rose à son corsage.
Le docteur se défendit avec force d'en avoir rien inventé. Au contraire, il en avait, disait-il, retranché une partie.
—Tant mieux ! s'écria Nanteuil. Parce que je vais vous dire : Celui qui a trouvé ça n'est pas malin.
—Il est mort, dit Trublet.
Nanteuil exprima de nouveau le dégoût que lui inspirait sa partenaire ; mais madame Doulce, qui était prudente et déjeunait quelquefois chez Jeanne Perrin, détourna la conversation.

—Enfin, mignonne, tu le tiens, le rôle d'Angélique. Seulement, rappelle-toi ce que je t'ai dit : il faut garder le geste un peu étroit, la taille un peu raide. C'est le secret des ingénues. Défie-toi de ta jolie souplesse naturelle. Les jeunes filles du répertoire doivent être un rien poupée.