C'est de style. Le costume le veut. Vois-tu, Félicie, ce que tu dois observer avant tout, quand tu joues dans la Mère confidente, qui est une délicieuse pièce...
Félicie l'interrompit :
—Moi, vous savez, pourvu que j'aie un bon rôle, la pièce, je m'en fiche. Et puis, je n'aime pas bien Marivaux... Vous riez, docteur ? Est-ce que j'ai fait une gaffe ? Ce n'est pas de Marivaux, la Mère confidente ?
—Mais si !
—Alors !... Vous cherchez toujours à m'embrouiller... Je disais que cette Angélique m'agace. Je voudrais quelque chose de plus étoffé, de plus en dehors... Ce soir, surtout, ce rôle m'horripile.
—C'est une raison de croire que tu le joueras très bien, ma mignonne, dit madame Doulce.
Et elle professa :
—Nous n'entrons jamais mieux dans nos rôles que lorsque nous y entrons de force et malgré nous. Je pourrais vous en citer de nombreux exemples. Et moi-même, dans la Vivandière d'Austerlitz, j'ai étonné la salle entière par l'accent de ma gaieté, au moment où l'on venait de m'annoncer que mon pauvre Doulce, si grand artiste et si bon mari, avait été foudroyé d'apoplexie, à l'orchestre de l'Opéra, en saisissant son cornet à piston.
—Pourquoi veut-on absolument que je ne sois qu'une ingénue ? demanda Nanteuil, qui voulait être aussi une amoureuse, une grande coquette et jouer tous les rôles.
—Et cela se comprend, poursuivit obstinément madame Doulce.

L'art de la comédie est un art d'imitation. Or, ce qu'on n'éprouve pas, on l'imite d'autant mieux.
—Ne vous faites pas d'illusions, mon enfant, dit le docteur à Félicie. Quand on est une ingénue, on le reste à jamais. On naît Angélique ou Dorine, Célimène ou madame Pernelle. Au théâtre, les unes ont toujours vingt ans, les autres toujours trente, les autres toujours soixante... Vous, mademoiselle Nanteuil, vous aurez toujours dix-huit ans et vous serez toujours une ingénue.
—Je suis très contente de mon emploi, répondit Nanteuil, mais vous ne pouvez pas exiger que j'interprète avec le même plaisir toutes les ingénues. Il y a un rôle, par exemple, que je voudrais bien jouer ! C'est Agnès de l'École des femmes.
Au seul nom d'Agnès ! le docteur, ravi, murmura dans ses coussins :
Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ?
—Agnès, voilà un beau rôle ! s'écria Nanteuil. Je l'ai demandé à Pradel.
Pradel, directeur du théâtre, était un ancien comédien, avisé et bonhomme, dépouillé d'illusions et ne nourrissant point de trop hautes espérances. Il aimait la paix, les livres et les femmes. Nanteuil n'avait qu'à se louer de Pradel et elle parlait de lui sans malveillance, avec une honnête liberté.
—Il a été ignoble, il a été dégoûtant, infect, dit-elle ; il m'a refusé le rôle d'Agnès pour le donner à Falempin. Il faut dire aussi que je ne lui avais pas demandé comme il fallait. Tandis que Falempin, elle sait la manière, elle ! je vous en réponds. Mais ça m'est égal : si Pradel ne me laisse pas jouer Agnès, je l'envoie promener, lui et son sale guignol !
Madame Doulce continua de prodiguer ses enseignements inécoutés.

Comédienne de mérite, mais vieillie, usée, jamais plus engagée, elle donnait des conseils aux débutantes, leur écrivait leurs lettres, et gagnait ainsi l'unique repas qu'elle faisait presque chaque jour, le matin ou le soir.
Félicie, tandis que madame Michon lui nouait un velours noir autour du cou, interrogea Trublet :
—Docteur, vous dites que mes vertiges viennent de l'estomac : vous êtes sûr ?
Avant que Trublet eût pu répondre, madame Doulce s'écria que les vertiges venaient toujours de l'estomac, et qu'elle avait au sien, deux ou trois heures après les repas, des gonflements douloureux. Puis, elle demanda un remède au docteur.
Cependant Félicie réfléchissait, car elle était capable de réflexion. Tout à coup :
—Docteur, je voudrais vous faire une question que vous trouverez peut-être drôle... mais je voudrais bien savoir si, de connaître tout ce qu'il y a dans le corps, d'avoir vu toutes les affaires que nous avons au dedans de nous, ça ne vous gêne pas, des moments, avec les femmes. Il me semble que, d'avoir l'idée de tout ça, ça devrait vous dégoûter.
Trublet, du fond de ses coussins, envoya un baiser à Félicie :
—Ma chère enfant, il n'y a pas de plus fin, de plus riche, de plus beau tissu que la peau d'une jolie femme. C'est ce que je me disais à l'instant, en contemplant votre nuque, et vous concevez aisément que, sous cette impression...
Elle lui fit une grimace de guenon dédaigneuse.
—Croyez-vous que c'est spirituel, de répondre par des imbécillités à une question sérieuse ?
—Eh bien, mademoiselle, puisque vous le voulez, je vais vous faire une réponse instructive.

Il y a vingt ans, nous avions à l'hôpital Saint-Joseph, dans la salle d'autopsie, une vieux surveillant ivrogne, le père Rousseau, qui, tous les jours, à onze heures du matin, déjeunait au bord de la table sur laquelle le cadavre était étendu. Il déjeunait parce qu'il avait faim. Ceux qui ont faim, rien ne les empêche de manger, dès qu'ils ont de quoi.