Seulement, le père Rousseau disait : «Je ne sais pas si c'est l'air de la salle qui le veut, mais je ne peux rien manger que de frais et d'appétissant.»
—Je comprends, dit Félicie. Il vous faut des petites bouquetières... C'est défendu, vous savez... Mais vous êtes là assis comme un Turc, et vous ne m'avez pas écrit mon ordonnance.
Elle l'interrogea du regard.
—L'estomac, où est-ce au juste ?
La porte était restée entr'ouverte. Un jeune homme très joli, très élégant, la poussa, et, après avoir fait deux pas dans la loge, demanda gentiment s'il pouvait entrer.
—Vous, dit Nanteuil.
Et elle lui tendit la main, qu'il baisa avec plaisir, correction et fatuité.
Il traita madame Doulce sans égards particuliers, et demanda :
—Comment vous portez-vous, docteur Socrate ?
C'est ainsi qu'on appelait parfois Trublet, à cause de sa face camuse et de sa parole subtile.
Trublet, lui désignant Nanteuil :
—Monsieur de Ligny, voici une jeune personne qui ne sait pas précisément si elle a un estomac. La question est grave. Nous lui conseillons de s'en rapporter, pour la réponse, à la petite fille qui mangeait trop de confitures.

Sa maman lui disait : «Tu te feras mal à l'estomac.» Et elle répondit : «C'est les dames qui ont des estomacs ; les petites filles n'en n'ont pas.»
—Mon Dieu ! que vous êtes bête, docteur ! s'écria Nanteuil.
—Puissiez-vous dire vrai, mademoiselle. La bêtise, c'est l'aptitude au bonheur. C'est le souverain contentement. C'est le premier des biens dans une société policée.
—Vous êtes paradoxal, mon cher docteur, observa M. de Ligny. Mais je vous accorde qu'il vaut mieux être bête comme tout le monde que d'avoir de l'esprit comme personne.
—C'est vrai, ce qu'il dit là, Robert ! s'écria Nanteuil, sincère et pénétrée.
Et elle ajouta, d'un ton méditatif :
—Il y a au moins une chose certaine, docteur. C'est que la bêtise empêche souvent de faire des bêtises. Je l'ai remarqué bien des fois. Hommes ou femmes, ce ne sont pas les plus bêtes qui agissent le plus bêtement. Ainsi, il y a des femmes intelligentes qui sont stupides avec les hommes.
—Vous voulez dire celles qui ne peuvent pas s'en passer.
—On ne peut rien te cacher, mon petit Socrate.
—Ah ! soupira la grande Doulce, quelle terrible servitude ! Toute femme qui ne domine pas ses sens est perdue pour l'art.
Nanteuil haussa ses jolies épaules, encore un peu pointues de jeunesse :
—Oh ! oh ! la grande aïeule, n'essayez donc pas d'abrutir la petite classe. En voilà, des idées ! De votre temps, est-ce que les comédiennes dominaient leurs... comment avez-vous dit ça ? Allons donc ! elles les dominaient pas du tout.
S'apercevant que Nanteuil devenait orageuse, la grande Doulce se retira avec prudence et dignité.

Et, dans le couloir, elle fit encore une recommandation :
—Ma mignonne, souviens-toi de jouer Angélique en bouton de rose. Le rôle l'exige.
Mais Nanteuil, agacée, ne l'écoutait pas.
—C'est vrai, dit-elle en s'asseyant devant sa toilette, elle me fait bouillir, la vieille Doulce, avec sa morale ! Elle croit qu'on a oublié ses histoires ? Elle se trompe. Madame Ravaud les raconte six fois par semaine. Tout le monde sait qu'elle avait réduit son musicien de mari à un tel état d'épuisement qu'un soir il tomba dans son cornet à piston. Et ses amants, des hommes superbes, demandez à Michon, en moins de deux ans elle en faisait des souffles, des ombres. Voilà comment elle les dominait, ses... Et si on était venu lui dire qu'elle était perdue pour l'art !...
Le docteur Trublet tendit vers Nanteuil, comme pour l'arrêter, ses deux mains ouvertes :
—Ne vous indignez pas, mon enfant. Madame Doulce est sincère. Elle aimait les hommes, maintenant elle aime Dieu. On aime ce qu'on peut, comme on peut et avec ce qu'on a. Elle est devenue chaste et pieuse à l'âge congruent. Elle observe toutes les pratiques de la religion : elle va à la messe les dimanches et fêtes, elle...
—Eh bien ! elle a raison d'aller à la messe, déclara Nanteuil. Michon, allume-moi une bougie pour chauffer mon rouge.