Il fut tout à coup agité de trouble et d'espérance.

C'était elle ! Qui sait ce qu'elle dirait ? Peut-être qu'elle expliquerait ce retard de la façon la plus naturelle.
Félicie entra dans la salle à manger, les cheveux en désordre, l'œil brillant, les joues blanches, les lèvres avivées et froissées, lasse, indifférente, muette, heureuse, jolie, ayant l'ait de garder sous son manteau, qu'elle tenait des deux mains fermé sur elle, un reste de chaleur et de volupté.
Sa mère lui dit :
—Je commençais à être inquiète... Tu ne te défais pas ? Elle répondit :
—J'ai faim.
Elle se laissa tomber sur une chaise, devant la petite table ronde. Rejetant son manteau sur le dossier, elle découvrit son buste fin dans sa petite robe noire de pensionnaire, et, le coude gauche sur la toile cirée de la table, elle se mit à piquer de sa fourchette les tranches de saucisson.
—Est-ce que ça a bien marché ce soir ? demanda madame Nanteuil.
—Très bien.
—Tu vois : Chevalier est venu te tenir compagnie. C'est gentil à lui, n'est-ce pas ?
—Ah ! Chevalier... eh bien ! qu'il se mette à table.
Et, sans plus répondre aux questions de sa mère, elle mangeait, avide et charmante, comme Cérès chez la vieille femme. Puis elle repoussa son assiette et, renversée sur sa chaise, les paupières mi-closes, la bouche entr'ouverte, elle sourit d'un sourire qui ressemblait à un baiser.
Madame Nanteuil, ayant pris son vin chaud, se leva.
—Vous m'excuserez, monsieur Chevalier : j'ai mes comptes à mettre à jour.
Tels étaient les termes par lesquels elle annonçait ordinairement qu'elle allait se coucher.
Resté seul avec Félicie, Chevalier lui dit violemment :

—C'est bête ! c'est lâche ! mais je t'aime à en devenir fou... Tu entends, Félicie ?
—Pour sûr, que j'entends ! Tu n'as pas besoin de parler si haut.
—C'est ridicule, n'est-ce pas ?
—Non, ce n'est pas ridicule, c'est...
Elle n'acheva pas.
Il s'approcha d'elle, tirant sa chaise sous lui.
—Tu es rentrée à une heure vingt-cinq. C'est Ligny qui t'a reconduite, j'en suis sûr. Il t'a reconduite en fiacre. J'ai entendu la voiture s'arrêter devant ta maison.
Comme elle ne répondait pas, il reprit :
—Dis le contraire !
Elle se tut. Et il répéta d'une voix pressante et comme suppliante :
—Dis que non !...
Si elle avait voulu, d'une parole, d'un seul mot, d'un petit mouvement de la tête et des épaules, elle l'aurait rendu très doux et presque heureux. Mais elle garda un silence méchant. Les lèvres serrées, le regard lointain, elle semblait perdue dans un rêve.
Il poussa un soupir rauque :
—Imbécile que j'étais, je ne pensais pas à cela ! Je me disais que tu reviendrais chez toi, comme les autres jours, avec madame Doulce, ou toute seule... Ah ! si j'avais su que tu te ferais reconduire par cet individu !...
—Eh bien ! qu'est-ce que tu aurais fait si tu avais su ?
—Je vous aurais suivis, pardi !
Elle arrêta durement sur lui ses prunelles trop claires :
—Ça, je te le défends, tu m'entends ! Si j'apprends que tu m'as suivie une seule fois, je ne te revois plus.

D'abord, tu n'as pas le droit de me suivre. Je suis libre de faire ce que je veux, peut-être !
Suffoqué de surprise et de colère, il balbutia :
—Pas le droit ? Pas le droit ?... Tu dis que je n'ai pas le droit ?...
—Non, tu n'as pas le droit... Et puis, je ne veux pas.
Son visage prit une expression de dégoût :
—C'est ignoble d'espionner une femme. Si tu essayes seulement une fois de savoir où je vais, je te fiche à la porte, et ce ne sera pas long.
—Alors, murmura-t-il, plein de stupeur, nous ne sommes rien l'un pour l'autre, je ne suis rien pour toi... Nous n'avons pas été ensemble... Voyons, Félicie, rappelle-toi...
Mais elle, impatientée :
—Ah ! qu'est-ce que tu veux que je me rappelle ?...
—Félicie, pense que tu t'es donnée à moi !
—Tu ne veux pas pourtant, mon cher, que j'y pense toute la journée. Ce serait abusif.
Il la regarda quelque temps avec plus de curiosité que de colère et lui dit, moitié amer et moitié doux :
—On peut dire que tu es rosse !... Sois-le, Félicie ! Sois-le, tant que tu voudras ! Qu'est-ce que ça fait, puisque je t'aime ? Tu es à moi, je te reprends ; je te reprends et je te garde. Voyons ! je ne peux pas souffrir toujours comme une pauvre bête. Écoute : Je passerai l'éponge. Nous recommencerons notre amour. Et, cette fois, ce sera très bien. Et tu seras à moi pour toujours, à moi seul. Je suis un honnête homme, tu sais.

Tu peux compter sur moi. Je t'épouserai quand j'aurai une position.
Elle le regarda avec une surprise dédaigneuse. Il crut qu'elle avait des doutes sur son avenir dramatique, et, pour les dissiper, il dit, dressé sur ses longues jambes :
—Tu ne crois pas à mon étoile, Félicie ? Tu as tort.