Je ne veux pas accueillir ces accusations. Toutefois Votre Éminence jugera que M. Guitrel est peu excusable d’avoir donné par sa mauvaise tenue une apparence de vérité à la calomnie. J’ai exposé les faits. Il ne me reste plus qu’à conclure.
» J’ai l’honneur de proposer à Votre Éminence de révoquer M. Guitrel (Joachim) de ses fonctions de professeur d’éloquence sacrée au grand séminaire de ***, conformément à vos pouvoirs spirituels reconnus par l’État (décret du 17 mars 1808).
» Daignez, Monseigneur, garder votre bonté paternelle à celui qui, chargé de la direction de votre séminaire, ne souhaite rien tant que de vous donner des preuves de son entier dévouement et du profond respect avec lequel il a l’honneur d’être,
» Monseigneur,
» de Votre Éminence, le très humble et très obéissant serviteur,
» Lantaigne. »
M. Lantaigne, ayant écrit cette lettre, la scella de son sceau.
IV
Il est vrai que M. l’abbé Guitrel, professeur d’éloquence sacrée au grand séminaire de ***, était en relations suivies avec M. le préfet Worms-Clavelin et avec madame Worms-Clavelin, née Coblentz. Mais M. l’abbé Lantaigne se trompait en croyant que M. Guitrel fréquentait dans les salons de la préfecture où sa présence eût également inquiété l’archevêché et les loges : le préfet était Vén∴ du Sol∴ Lev∴. C’est dans la boutique de madame Magloire, pâtissière sur la place Saint-Exupère, où il venait tous les samedis, à cinq heures, acheter deux petits gâteaux de trois sous, l’un pour sa servante, l’autre pour lui, que le prêtre avait rencontré la préfète qui y mangeait des babas en compagnie de madame Lacarelle, femme du secrétaire particulier de M. le préfet.
Par ses façons à la fois obséquieuses et discrètes, qui laissaient tout à espérer sans rien donner à craindre, le professeur d’éloquence sacrée avait plu tout de suite à madame Worms-Clavelin, qui retrouvait en lui l’âme, la figure et presque le sexe de ces marchandes à la toilette, amies tutélaires de sa jeunesse aux jours difficiles des Batignolles et de la place Clichy, quand Noémi Coblentz achevait de grandir et commençait à se faner dans l’agence d’affaires tenue par son père Isaac, au milieu des saisies et des descentes de police. L’une de ces revendeuses, qui l’appréciait, madame Vacherie, avait servi d’intermédiaire entre elle et un jeune licencié en droit, actif et d’avenir, M. Théodore Worms-Clavelin, qui, l’ayant trouvée sérieuse et utile à l’usage, l’avait épousée après la naissance de leur fille Jeanne, et qu’elle avait, en retour, lestement poussé dans l’administration. M. l’abbé Guitrel ressemblait beaucoup à madame Vacherie. Même regard, même voix, mêmes gestes. Cette ressemblance de bon augure avait inspiré à madame Worms-Clavelin une sympathie soudaine. D’ailleurs elle avait toujours estimé le clergé catholique comme une des puissances de ce monde. Elle se fit auprès de son mari la protectrice de M. Guitrel. M. Worms-Clavelin, qui reconnaissait en sa femme une vertu restée pour lui mystérieuse et profonde, le tact, et qui la savait habile, fit bon accueil à M. l’abbé Guitrel le premier jour qu’il le rencontra chez l’orfèvre de la rue des Tintelleries, Rondonneau jeune.
Il y venait voir les modèles de coupes, commandées par l’État pour être données en prix dans des courses organisées par la Société d’encouragement des races chevalines. Depuis lors il retourna fréquemment chez l’orfèvre, attiré par un goût inné des métaux précieux. De son côté, l’abbé Guitrel se ménageait des occasions fréquentes de visiter les magasins de Rondonneau jeune, fabricant d’objets sacrés : chandeliers, lampes, ciboires, calices, patènes, ostensoirs, monstrances, tabernacles. Le préfet et le prêtre se rencontraient sans déplaisir dans les salles du premier étage, à l’abri des curieux, devant le comptoir chargé de lingots et parmi les vases et les statuettes que M. Worms-Clavelin appelait des bondieuseries. Allongé dans l’unique fauteuil de Rondonneau jeune, M. Worms-Clavelin envoyait un petit salut de la main à M. Guitrel qui, gras et noir, se coulait comme un gros rat le long des vitrines.
— Bonjour, monsieur l’abbé ! Enchanté de vous voir !
Et c’était vrai. Il sentait confusément que, près de cet ecclésiastique de souche paysanne, aussi Français par le caractère sacerdotal et par le type que les pierres noircies de Saint-Exupère et que les vieux arbres du Mail, il se francisait lui-même, se naturalisait, dépouillait les restes pesants de son Allemagne et de son Asie. L’intimité d’un prêtre flattait le fonctionnaire israélite. Il y goûtait, sans bien s’en rendre compte, l’orgueil de la revanche. Asservir, protéger une de ces têtes à tonsure commises depuis dix-huit siècles, par le ciel et la terre, à l’excommunication et à l’extermination des circoncis, c’était pour le juif un succès piquant et flatteur. Et puis cette soutane usée, crasseuse et respectée qui s’inclinait devant lui, allait dans les châteaux où le préfet n’était pas reçu. Les femmes de l’aristocratie départementale vénéraient cet habit maintenant humilié devant la redingote du fonctionnaire. L’hommage d’un membre du clergé, c’était presque l’hommage de cette noblesse rurale qui n’était pas toute ralliée et dont l’Israélite avait, bien que peu sensible, éprouvé douloureusement la froideur méprisante. M. Guitrel, humble avec finesse, donnait du prix à sa déférence.
Honoré comme un maître puissant par ce politique d’Église, le chef de l’administration rendait en bienveillance ce qu’il recevait en respect, et jetait à M. l’abbé Guitrel des paroles conciliantes :
— Sans doute, il y a de bons prêtres dévoués et intelligents. Quand le clergé s’enferme dans ses attributions…
Et l’abbé Guitrel s’inclinait.
M. Worms-Clavelin disait encore :
— La République ne fait pas une guerre systématique aux curés. Et, si les congrégations s’étaient soumises à la loi, bien des contrariétés leur eussent été évitées.
Et M. Guitrel protestait :
— Il y a une question de droit. Je l’eusse tranchée en faveur des congrégations. Il y a aussi une question de fait.
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