Les congrégations faisaient beaucoup de bien.

Le préfet concluait dans la fumée de son cigare :

— Il n’y a pas à revenir sur ce qui a été fait. Mais l’esprit nouveau est un esprit de conciliation.

Et M. Guitrel s’inclinait encore, tandis que Rondonneau jeune penchait sur ses registres sa tête chauve où se posaient les mouches.

Un jour, priée de donner son avis sur un vase que le préfet devait remettre de sa propre main au vainqueur dans la course des chevaux de trait, madame Worms-Clavelin vint avec son mari chez Rondonneau jeune. Elle trouva M. Guitrel dans le cabinet de l’orfèvre. Il fit mine de quitter la place. Mais on le pria de rester. On le consulta même sur les nymphes qui formaient, en cambrant le ventre, les anses de la coupe. Le préfet eût mieux aimé des amazones.

— Des amazones, sans doute, murmurait le professeur d’éloquence sacrée.

Madame Worms-Clavelin eût voulu des centauresses.

— Des centauresses, effectivement, dit l’ecclésiastique, ou bien des centaures.

Cependant Rondonneau jeune élevait entre ses doigts devant les spectateurs le modèle de cire et souriait d’admiration.

— Monsieur l’abbé, demanda le préfet, est-ce que l’Église proscrit toujours le nu dans les arts ?

M. Guitrel répondit :

— L’Église n’a jamais proscrit absolument les académies ; mais elle en a toujours modéré judicieusement l’usage.

Madame Worms-Clavelin regarda le prêtre et songea qu’il ressemblait à madame Vacherie, prodigieusement. Elle lui confia qu’elle avait la passion du bibelot, qu’elle était folle de brocarts, de velours frappés, d’orfrois, de broderies et de dentelles. Elle lui avoua des convoitises amassées dans son âme depuis le temps où elle traînait sa jeune misère devant les étalages des brocanteurs, au quartier Bréda. Elle lui dit qu’elle rêvait un salon avec de vieilles chapes et de vieilles chasubles, et qu’elle recherchait aussi les bijoux anciens.

Il répondit qu’en effet les ornements sacerdotaux offraient aux artistes des modèles précieux, et qu’il y avait là une preuve que l’Église n’était pas ennemie des arts.

À compter de ce jour, M. Guitrel alla dénicher dans les sacristies rurales des vieilleries somptueuses, et il ne se passait guère de semaine qu’il n’apportât chez Rondonneau jeune, sous sa douillette, quelque chasuble ou quelque chape, enlevée adroitement à un innocent curé. M. Guitrel était fort exact d’ailleurs à remettre à la fabrique dépouillée la pièce de cent sous dont le préfet payait la soie, le brocart, le velours et les galons.

En six mois, le salon de madame Worms-Clavelin devint semblable à un trésor de cathédrale, et il y traînait une lente odeur d’encens.

Cette année-là, un jour d’été, M. Guitrel monta, selon sa coutume, l’escalier de l’orfèvre et trouva dans le magasin M. Worms-Clavelin fumant, joyeux. Le préfet, la veille, avait fait passer son candidat, un éleveur, jeune monarchiste rallié ; et il comptait sur l’approbation du ministre qui, aux vieux républicains préférait en secret les nouveaux, moins exigeants et plus humbles. Dans l’orgueil de sa grosse joie, il tapa sur l’épaule du prêtre :

— Monsieur l’abbé, il faudrait qu’il y eût beaucoup de prêtres comme vous, éclairés, tolérants, sans préjugés – car vous n’avez pas de préjugés, vous –, conscients des nécessités du temps actuel et des besoins de la société démocratique. Si l’épiscopat, si le clergé français s’inspiraient des sentiments à la fois progressistes et conservateurs que professe la République, il aurait encore un beau rôle à jouer.

Et, dans la fumée de son gros cigare, il exposa sur la religion des idées qui témoignaient d’une ignorance dont M. Guitrel fut intérieurement consterné. Le préfet cependant se disait plus chrétien que beaucoup de chrétiens et, dans un langage de loge maçonnique, il vantait la morale de Jésus et rejetait pêle-mêle les superstitions locales et les dogmes fondamentaux, les aiguilles jetées dans la piscine de saint Phal par les filles à marier et la présence réelle dans l’Eucharistie. M. Guitrel, d’âme facile, mais incapable de rien céder sur le dogme, balbutiait :

— Il faut distinguer, monsieur le préfet, il faut distinguer.

Pour faire diversion, il tira d’une poche de sa douillette un rouleau de parchemin qu’il ouvrit sur le comptoir. C’était une grande page de plain-chant, avec un texte gothique sous les portées de quatre lignes, des rubriques et une lettrine ornée.

Le préfet fixa sur le feuillet ses gros yeux en globes de lampes. Rondonneau jeune, allongeant sa tête rose et nue :

— La miniature de la lettrine est d’une certaine finesse, dit-il. Sainte Agathe, n’est-ce pas ?

— Le martyre de sainte Agathe, dit M. Guitrel. On voit les bourreaux tenaillant les mamelles de la sainte.

Et il ajouta de sa voix où coulait comme un épais sirop :

— Tel fut en effet, d’après les actes authentiques, le supplice infligé par le proconsul à la bienheureuse Agathe. Un feuillet d’antiphonaire, monsieur le préfet, une bagatelle, une simple bagatelle, qui, peut-être, trouvera sa petite place dans les collections de madame Worms-Clavelin, si attachée à nos antiquités chrétiennes. Cette page présente un fragment du propre de la sainte.

Et, marquant avec force l’accent tonique, il déchiffra le texte latin :

Dum torqueretur beata Agata in mamillâ graviter dixit ad judicem : « Impie, crudelis et dire tyranne, non es confusus amputare in feminâ quod ipse in matre suxisti ? Ego habeo mamillas integras intus in animâ quas Domino consecravi. »

Le préfet, qui était bachelier, comprit à demi et, dans son zèle de paraître gaulois, affirma que c’était piquant.

— Naïf, répliqua doucement l’abbé Guitrel, naïf.

M. Worms-Clavelin reconnut en effet que le langage du Moyen Âge avait de la naïveté.

— Il a aussi de la sublimité, dit M. Guitrel.

Mais le préfet restait enclin à chercher dans ce latin d’église une pointe de gaudriole, et c’est avec un petit rire narquois et têtu qu’il fourra le parchemin dans sa poche, en remerciant son cher Guitrel de cette découverte.

Puis, poussant l’abbé dans l’embrasure de la fenêtre, il lui dit à l’oreille :

— Mon cher Guitrel, quand l’occasion se trouvera, je ferai quelque chose pour vous.

V

Il y avait un parti dans la ville qui désignait hautement M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, comme un prêtre digne de l’épiscopat et capable d’occuper avec honneur le siège vacant de Tourcoing, en attendant que la mort de Monseigneur Charlot lui permît de rentrer sous la mitre, la crosse à la main, l’améthyste au doigt, dans la métropole témoin de ses œuvres et de ses vertus. C’était le plan du vénérable M. Cassignol, ancien premier président, qui comptait vingt-cinq ans d’honorariat. À ces projets s’associaient M. Lerond, substitut démissionnaire à l’époque des décrets, maintenant avocat au barreau de ***, et M. l’abbé de Lalonde, ancien aumônier militaire, aumônier des Dames du Salut, qui, rangés parmi les personnes les plus estimées de la ville, mais non les plus influentes, formaient presque tout le parti de M. l’abbé Lantaigne. Le supérieur du grand séminaire avait été prié à dîner chez M. le premier président Cassignol qui lui avait dit, en présence de MM. de Lalonde et Lerond :

— Monsieur l’abbé, mettez-vous sur les rangs. Quand il faudra choisir entre M. l’abbé Lantaigne, qui servit si noblement la religion et la France chrétienne par la parole et par la plume, qui soutint avec l’autorité du talent et du caractère la cause, tant de fois trahie, des droits de l’Église de France dans l’Église catholique, et M. Guitrel, nul n’aura l’impudeur d’hésiter. Et puisqu’il semble que, cette fois, c’est à notre métropole que revient l’honneur de donner un évêque à la ville de Tourcoing, les fidèles du diocèse consentent à se séparer de vous momentanément, dans l’intérêt de l’épiscopat et de la patrie chrétienne.

Et le vénérable M. Cassignol, qui entrait dans sa quatre-vingt-sixième année, ajouta en souriant :

— Nous vous reverrons, j’en ai la ferme conviction. Vous nous reviendrez de Tourcoing, monsieur l’abbé.

M.