Histoires naturelles

 

 

 

 

 

Histoires naturelles

 

 

Édition de référence :

Bibliothèque de la Pléïade, Éditions Gallimard.

 

 

Le chasseur d’images

 

Il saute du lit de bon matin, et ne part que si son esprit est net, son coeur pur, son corps léger comme un vêtement d’été. Il n’emporte point de provisions. Il boira l’air frais en route et reniflera les odeurs salubres. Il laisse ses armes à la maison et se contente d’ouvrir les yeux. Les yeux servent de filets où les images s’emprisonnent d’elles-mêmes.

La première qu’il fait captive est celle du chemin qui montre ses os, cailloux polis, et ses ornières, veines crevées, entre deux haies riches de prunelles et de mûres.

Il prend ensuite l’image de la rivière. Elle blanchit aux coudes et dort sous la caresse des saules. Elle miroite quand un poisson tourne le ventre, comme si on jetait une pièce d’argent, et, dès que tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule.

Il lève l’image des blés mobiles, des luzernes appétissantes et des prairies ourlées de ruisseaux. Il saisit au passage le vol d’une alouette ou d’un chardonneret.

Puis il entre au bois. Il ne se savait pas doué de sens si délicats. Vite imprégné de parfums, il ne perd aucune sourde rumeur, et, pour qu’il communique avec les arbres, ses nerfs se lient aux nervures des feuilles.

Bientôt, vibrant jusqu’au malaise, il perçoit trop, il fermente, il a peur, quitte le bois et suit de loin les paysans mouleurs regagnant le village.

Dehors, il fixe un moment, au point que son oeil éclate, le soleil qui se couche et dévêt sur l’horizon ses lumineux habits, ses nuages répandus pêle-mêle.

Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement, avant de s’endormir, il se plaît à compter ses images.

Dociles, elles renaissent au gré du souvenir. Chacune d’elles en éveille une autre, et sans cesse leur troupe phosphorescente s’accroît de nouvelles venues, comme des perdrix poursuivies et divisées tout le jour chantent le soir, à l’abri du danger, et se rappellent aux creux des sillons.

 

 

La poule

 

Pattes jointes, elle saute du poulailler, dès qu’on lui ouvre la porte.

C’est une poule commune, modestement parée et qui ne pond jamais d’oeufs d’or.

Éblouie de lumière, elle fait quelques pas, indécise, dans la cour.

Elle voit d’abord le tas de cendres où, chaque matin, elle a coutume de s’ébattre.

Elle s’y roule, s’y trempe et, d’une vive agitation d’ailes, les plumes gonflées, elle secoue ses puces de la nuit.

Puis elle va boire au plat creux que la dernière averse a rempli.

Elle ne boit que de l’eau.

Elle boit par petits coups et dresse le col, en équilibre sur le bord du plat.

Ensuite elle cherche sa nourriture éparse.

Les fines herbes sont à elle, et les insectes et les graines perdues.

Elle pique, elle pique, infatigable.

De temps en temps, elle s’arrête.

Droite sous son bonnet phrygien, l’oeil vif, le jabot avantageux, elle écoute de l’une et de l’autre oreille.

Et, sûre qu’il n’y a rien de neuf, elle se remet en quête.

Elle lève haut ses pattes raides comme ceux qui ont la goutte. Elle écarte les doigts et les pose avec précaution, sans bruit.

On dirait qu’elle marche pieds nus.

 

 

Coqs

 

I

 

Il n’a jamais chanté. Il n’a pas couché une nuit dans un poulailler, connu une seule poule.

Il est en bois, avec une patte en fer au milieu du ventre, et il vit, depuis des années et des années, sur une vieille église comme on n’ose plus en bâtir. Elle ressemble à une grange et le faîte de ses tuiles s’aligne aussi droit que le dos d’un boeuf.

Or, voici que des maçons paraissent à l’autre bout de l’église.

Le coq de bois les regarde, quand un brusque coup de vent le force à tourner le dos.

Et, chaque fois qu’il se retourne, de nouvelles pierres lui bouchent un peu plus de son horizon.

Bientôt, d’une saccade, levant la tête, il aperçoit, à la pointe du clocher qu’on vient de finir, un jeune coq qui n’était pas là ce matin. Cet étranger porte haut sa queue, ouvre le bec comme ceux qui chantent, et l’aile sur la hanche, tout battant neuf, il éclate en plein soleil.

D’abord les deux coqs luttent de mobilité. Mais le vieux coq de bois s’épuise vite et se rend. Sous son unique pied, la poutre menace ruine. Il penche, raidi, près de tomber. Il grince et s’arrête.

Et voilà les charpentiers.

Ils abattent ce coin vermoulu de l’église, descendent le coq et le promènent par le village. Chacun peut le toucher, moyennant cadeau.

Ceux-ci donnent un oeuf, ceux-là un sou, et Mme Loriot une pièce d’argent.

Les charpentiers boivent de bons coups, et, après s’être disputé le coq, ils décident de le brûler.

Lui ayant fait un nid de paille et de fagot, ils mettent le feu.

Le coq de bois pétille clair et sa flamme monte au ciel qu’il a bien gagné.

 

 

II

 

Chaque matin, au saut du perchoir, le coq regarde si l’autre est toujours là, – et l’autre y est toujours.

Le coq peut se vanter d’avoir battu tous ses rivaux de la terre, – mais l’autre, c’est le rival invincible, hors d’atteinte.

Le coq jette cris sur cris : il appelle, il provoque, il menace, – mais l’autre ne répond qu’à ses heures, et d’abord il ne répond pas.

Le coq fait le beau, gonfle ses plumes, qui ne sont pas mal, celles-ci bleues, et celles-là argentées, – mais l’autre, en plein azur, est éblouissant d’or.

Le coq rassemble ses poules, et marche à leur tête. Voyez : elles sont à lui ; toutes l’aiment et toutes le craignent, – mais l’autre est adoré des hirondelles.

Le coq se prodigue. Il pose, çà et là, ses virgules d’amour, et triomphe, d’un ton aigu, de petits riens ; – mais justement l’autre se marie et carillonne à toute volée ses noces de village.

Le coq jaloux monte sur ses ergots pour un combat suprême ; sa queue a l’air d’un pan de manteau que relève une épée. Il défie, le sang à la crête, tous les coqs du ciel, – mais l’autre, qui n’a pas peur de faire face aux vents d’orage, joue en ce moment avec la brise et tourne le dos.

Et le coq s’exaspère jusqu’à la fin du jour.

Ses poules rentrent, une à une. Il reste seul, enroué, vanné, dans la cour déjà sombre, – mais l’autre éclate encore aux derniers feux du soleil, et chante, de sa voix pure, le pacifique angélus du soir.

 

 

Canards

 

I

 

C’est la cane qui va la première, boitant des deux pattes, barboter au trou qu’elle connaît.

Le canard la suit. Les pointes de ses ailes croisées sur le dos, il boite aussi des deux pattes.

Et cane et canard marchent taciturnes comme à un rendez-vous d’affaires.

La cane d’abord se laisse glisser dans l’eau boueuse où flottent des plumes, des fientes, une feuille de vigne, et de la paille. Elle a presque disparu.

Elle attend. Elle est prête.

Et le canard entre à son tour. Il noie ses riches couleurs. On ne voit que sa tête verte et l’accroche-coeur du derrière. Tous deux se trouvent bien là.