En vain, mademoiselle lui disait : « Si tu parlais donc un tout petit peu ! »

Il la regardait, frémissant, étonné comme elle. De la queue, il faisait bien les gestes, il ouvrait les mâchoires, mais sans aboyer. Il devinait que mademoiselle espérait mieux qu’un aboiement, et la parole était au coeur, près de monter à la langue et aux lèvres. Il aurait fini par la donner, il n’avait pas encore l’âge !

Un soir sans lune, à la campagne, comme Dédèche se cherchait des amis au bord de la route, un gros chien, qu’on ne reconnut pas, sûrement de braconnier, happa cette fragile boule de soie, la secoua, la serra, la rejeta et s’enfuit.

Ah ! si mademoiselle avait pu saisir ce chien féroce, le mordre à la gorge, le rouler et l’étouffer dans la poussière !

Dédèche guérit de la blessure des crocs, mais il lui resta aux reins une douloureuse faiblesse.

Il se mit à pisser partout. Dehors, il pissait comme une pompe, tant qu’il pouvait, joyeux de nous délivrer d’un souci, et à peine rentré il ne se retenait déjà plus. Dès qu’on tournait le dos, il tournait le sien au pied d’un meuble, et mademoiselle jetait son cri d’alarme monotone : « Une éponge ! de l’eau ! du soufre ! »

On se mettait en colère, on grondait Dédèche d’une voix terrible, et on le battait avec des gestes violents qui ne le touchaient pas, son regard fin nous répondait : « Je sais bien, mais que faire ? »

Il restait gentil et gracieux, mais parfois il se voûtait comme s’il avait sur l’échine les dents du chien de braconnier.

Et puis son odeur finissait par inspirer des mots aux amis les moins spirituels.

Le coeur même de mademoiselle allait durcir !

Il fallut tuer Dédèche.

C’est très simple : on fait une incision dans une bouchée de viande, on y met deux poudres, une de cyanure de potassium, l’autre d’acide tartrique, on recoud avec du fil très fin. On donne une première boulette inoffensive, pour rire, puis la vraie. L’estomac digère et les deux poudres, par réaction, forment de l’acide cyanhydrique ou prussique qui foudroie l’animal.

Je ne veux plus me rappeler qui de nous administra les boulettes.

Dédèche attend, couché, bien sage, dans sa corbeille. Et nous aussi nous attendons, nous écoutons de la pièce à côté, affalés sur des sièges, comme pris d’une immense fatigue.

Un quart d’heure passe, une demi-heure. Quelqu’un dit doucement :

« Je vais voir.

– Encore cinq minutes ! »

Nos oreilles bourdonnent. Ne croirait-on pas qu’un chien hurle quelque part, au loin, le chien de braconnier ?

Enfin le plus courageux de nous disparaît et revient dire d’une voix qu’on ne lui connaissait pas :

« C’est fini ! »

Mademoiselle laisse tomber sa tête sur le lit et sanglote. Elle cède aux sanglots, comme on a le fou rire, quand on ne voulait que rire.

Elle répète, la figure dans l’oreiller :

« Non, non, je ne boirai pas mon chocolat ce matin ! »

À la maman qui lui parle de mari, elle murmure qu’elle restera vieille fille.

Les autres rattrapent à temps leurs larmes. Ils sentent qu’ils pleureraient tous et que chaque nouvelle source ferait jaillir une source voisine.

Ils disent à mademoiselle :

« Tu es bête, ce n’est rien ! »

Pourquoi rien ? C’était de la vie ! et nous ne pouvons pas savoir jusqu’où allait celle que nous venons de supprimer.

Par pudeur, pour ne pas avouer que la mort d’un petit chien nous bouleverse, nous songeons aux êtres humains déjà perdus, à ceux qu’on pourrait perdre, à tout ce qui est mystérieux, incompréhensible, noir et glacé.

Le coupable se dit : « Je viens de commettre un assassinat par trahison. »

Il se lève et ose regarder sa victime. Plus tard, nous saurons qu’il a baisé le petit crâne chaud et doux de Dédèche.

« Ouvre-t-il ses yeux ?

– Oui, mais des yeux vitreux, qui ne voient plus.

– Il est mort sans souffrir ?

– Oh ! j’en suis sûr.

– Sans se débattre ?

– Il a seulement allongé sa patte au bord de la corbeille, comme s’il nous tendait encore une petite main. »

 

 

Le chat

 

I

 

Le mien ne mange pas les souris ; il n’aime pas ça. Il n’en attrape que pour jouer avec. Quand il a bien joué, il lui fait grâce de la vie, et il va rêver ailleurs, l’innocent, assis dans la boucle de sa queue, la tête bien fermée comme un poing.

Mais à cause des griffes, la souris est morte.

 

 

II

 

On lui dit : « Prends les souris et laisse les oiseaux ! »

C’est bien subtil, et le chat le plus fin quelquefois se trompe.

 

 

La vache

 

I

 

Las de chercher, on a fini par ne pas lui donner de nom. Elle s’appelle simplement « la vache » et c’est le nom qui lui va le mieux.

D’ailleurs, qu’importe, pourvu qu’elle mange !

Or, l’herbe fraîche, le foin sec, les légumes, le grain et même le pain et le sel, elle a tout à discrétion, et elle mange de tout, tout le temps, deux fois, puisqu’elle rumine.

Dès qu’elle m’a vu, elle accourt d’un petit pas léger, en sabots fendus, la peau bien tirée sur ses pattes comme un bas blanc, elle arrive certaine que j’apporte quelque chose qui se mange. Et l’admirant chaque fois, je ne peux que lui dire : Tiens, mange !

Mais de ce qu’elle absorbe elle fait du lait et non de la graisse. À heure fixe, elle offre son pis plein et carré. Elle ne retient pas le lait, – il y a des vaches qui le retiennent, – généreusement, par ses quatre trayons élastiques, à peine pressés, elle vide sa fontaine. Elle ne remue ni le pied, ni la queue, mais de sa langue énorme et souple, elle s’amuse à lécher le dos de la servante.

Quoiqu’elle vive seule, l’appétit l’empêche de s’ennuyer. Il est rare qu’elle beugle de regret au souvenir vague de son dernier veau. Mais elle aime les visites, accueillante avec ses cornes relevées sur le front, et ses lèvres affriandées d’où pendent un fil d’eau et un brin d’herbe.

Les hommes, qui ne craignent rien, flattent son ventre débordant ; les femmes, étonnées qu’une si grosse bête soit si douce, ne se défient plus que de ses caresses et font des rêves de bonheur.

 

 

II

 

Elle aime que je la gratte entre les cornes. Je recule un peu, parce qu’elle s’approche de plaisir, et la bonne grosse bête se laisse faire, jusqu’à ce que j’aie mis le pied dans sa bouse.

 

 

La mort de Brunette

 

Philippe, qui me réveille, me dit qu’il s’est levé la nuit pour l’écouter et qu’elle avait le souffle calme.

Mais, depuis ce matin, elle l’inquiète.

Il lui donne du foin sec et elle le laisse.

Il offre un peu d’herbe fraîche, et Brunette, d’ordinaire si friande, y touche à peine. Elle ne regarde plus son veau et supporte mal ses coups de nez quand il se dresse sur ses pattes rigides, pour téter.

Philippe les sépare et attache le veau loin de la mère. Brunette n’a pas l’air de s’en apercevoir.

L’inquiétude de Philippe nous gagne tous. Les enfants même veulent se lever.

Le vétérinaire arrive, examine Brunette et la fait sortir de l’écurie. Elle se cogne au mur et elle bute contre le pas de la porte. Elle tomberait ; il faut la rentrer.

« Elle est bien malade », dit le vétérinaire.

Nous n’osons pas lui demander ce qu’elle a.

Il craint une fièvre de lait, souvent fatale, surtout aux bonnes laitières, et se rappelant une à une celles qu’on croyait perdues et qu’il a sauvées, il écarte avec un pinceau, sur les reins de Brunette, le liquide d’une fiole.

« Il agira comme un vésicatoire, dit-il. J’en ignore la composition exacte.