Hommage à la Catalogne
George Orwell
Hommage à la Catalogne
(1936-1937)
Titre original :
Hommage to Catalonia
Traduit de l’anglais par Yvonne Davet

10/18
Ne réponds pas à l’insensé selon sa folie, de peur de lui
ressembler toi-même.
Réponds à l’insensé selon sa folie, afin qu’il ne s’imagine
pas être sage.
Proverbes,
XXVI, 4-5.
NOTES DE LA TRADUCTRICE
L’ordonnance des chapitres dans la traduction française
diffère de celle de l’édition anglaise initiale.
Selon le désir de George Orwell (exprimé dans ses lettres à
Yvonne Davet du 29 juillet 1946 et du 13 janvier 1947), les chapitres V
et XI ont été reportés à la fin du livre, en appendice[1].
« Ils traitent de la politique intérieure de la révolution espagnole,
écrivait Orwell, et il me semble que le lecteur ordinaire les trouverait
ennuyeux. Mais, en même temps, ils ont une valeur historique, surtout le
chapitre XI, et il serait dommage de les supprimer. En écrivant ce livre,
j’ai tâché de concentrer mes réflexions politiques dans ces deux chapitres, et
on peut les mettre à la fin sans interrompre le récit. »
Y. D.
SIGNIFICATION DES PRINCIPAUX SIGLES
P.S.U.C. : « Partido Socialista Unificado de
Cataluña » : « Parti socialiste unifié de Catalogne ». (À
cette époque, dirigé par les communistes et affilié à la IIIe
Internationale.)
P.O.U.M. : « Partido Obrero de Unificación
Marxista » : « Parti ouvrier d’unification marxiste ».
F.A.I. : « Federación Anarquista
Ibérica » : « Fédération anarchiste ibérique ».
U.G.T. : « Unión General de
Trabajadores » : « Union générale des travailleurs ».
(Centrale syndicale socialiste, dominée à cette époque par les communistes.)
C.N.T. : « Confederación Nacional del
Trabajo » : « Confédération nationale du travail ».
(Centrale syndicale anarchiste.)
J.S.U. : Union des Jeunesses du P.S.U.C.
J.C.I. : Union des Jeunesses du P.O.U.M.
I.L.P. : « Independent Labour Party » :
Parti travailliste indépendant (en Angleterre).
I
Dans la caserne Lénine, à Barcelone, la veille de mon
engagement dans les milices, je vis, debout devant la table des officiers, un
milicien italien.
C’était un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans, de
forte carrure, les cheveux d’un jaune roussâtre, l’air inflexible. Il portait
sa casquette à visière de cuir farouchement inclinée sur l’œil. Je le voyais de
profil : le menton touchant la poitrine, les sourcils froncés comme devant
un casse-tête, il contemplait la carte que l’un des officiers avait dépliée sur
la table. Quelque chose en ce visage m’émut profondément. C’était le visage de
qui est capable de commettre un meurtre et de donner sa vie pour un ami, le
genre de visage qu’on s’attend à voir à un anarchiste – encore que cet
homme fût peut-être bien un communiste. Il reflétait, ce visage, la bonne foi
en même temps que la férocité, et ce pathétique respect aussi, que les
illettrés vouent à ceux qui sont censés leur être supérieurs. On voyait
aussitôt que ce milicien ne comprenait rien à la carte et qu’il en considérait
la lecture comme un prodigieux tour de force intellectuel. Je ne sais trop
pourquoi, mais j’ai rarement vu quelqu’un – j’entends, un homme –
pour qui je me sois ainsi pris d’une sympathie instantanée. Au cours de la
conversation, une quelconque remarque révéla incidemment mon identité
d’étranger. L’Italien releva la tête et dit vivement :
« Italiano ?
En mon mauvais espagnol je répondis :
— No. Inglés. Y tú ?
— Italiano. »
Lorsque nous fûmes sur le point de sortir, il vint à moi et
me serra la main très fort. C’est étrange, l’affection qu’on peut ressentir
pour un inconnu ! Ce fut comme si la fougue de nos deux cœurs nous avait
momentanément permis de combler l’abîme d’une langue, d’une tradition
différentes, et de nous rejoindre dans une parfaite intimité. J’ai plaisir à
croire qu’il éprouva pour moi une sympathie aussi vraie que celle qu’il
m’inspira. Mais je compris aussi que si je voulais conserver de lui ma première
impression, il me fallait ne point le revoir ; et il va sans dire que je
ne l’ai jamais revu.
C’était courant en Espagne, des contacts de ce genre. Si je
parle de ce milicien italien, c’est que j’ai gardé de lui un souvenir vivace.
Avec son uniforme minable et son visage farouche et pathétique, il est demeuré
pour moi le vivant symbole de l’atmosphère toute particulière de ce temps-là.
Il est lié à tous mes souvenirs de cette période de la guerre : drapeaux
rouges flottant sur Barcelone, trains lugubres bondés de soldats loqueteux
roulant lentement vers le front, villes grises ravagées de l’arrière, tranchées
boueuses et glaciales dans les montagnes.
On était en décembre 1936. Il y a de cela, au moment où
j’écris, moins de sept mois, et cependant il me semble déjà qu’il s’agit d’une
époque très lointaine. Les événements postérieurs la font oublier, bien plus
complètement qu’ils ne font oublier 1935, ou 1905 aussi bien. J’étais venu en
Espagne dans l’intention d’écrire quelques articles pour les journaux, mais à
peine arrivé je m’engageai dans les milices, car à cette date, et dans cette
atmosphère, il paraissait inconcevable de pouvoir agir autrement. Les anarchistes
avaient toujours effectivement la haute main sur la Catalogne et la révolution
battait encore son plein. Sans doute, quiconque était là depuis le début devait
avoir l’impression, même déjà en décembre et en janvier, que la période
révolutionnaire touchait à sa fin ; mais pour qui arrivait alors
directement d’Angleterre, l’aspect saisissant de Barcelone dépassait toute
attente. C’était bien la première fois dans ma vie que je me trouvais dans une
ville où la classe ouvrière avait pris le dessus. À peu près tous les immeubles
de quelque importance avaient été saisis par les ouvriers et sur tous
flottaient des drapeaux rouges ou les drapeaux rouge et noir des
anarchistes ; pas un mur qui ne portât, griffonnés, le marteau et la
faucille et les sigles des partis révolutionnaires ; il ne restait de
presque toutes les églises que les murs, et les images saintes avaient été
brûlées. Çà et là, on voyait des équipes d’ouvriers en train de démolir
systématiquement les églises. Tout magasin, tout café portait une inscription
vous informant de sa collectivisation ; jusques aux caisses des cireurs de
bottes qui avaient été collectivisées et peintes en rouge et noir ! Les
garçons de café, les vendeurs vous regardaient bien en face et se comportaient
avec vous en égaux. Les tournures de phrases serviles ou même simplement
cérémonieuses avaient pour le moment disparu.
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