Personne ne disait plus Señor ou Don, ni même Usted : tout le monde se tutoyait, on s’appelait « camarade » et l’on disait Salud au lieu de Buenos días. Il n’y avait pas d’automobiles privées : elles avaient été réquisitionnées ; et tous les trams, taxis, et bon nombre d’autres véhicules étaient peints en rouge et noir. Partout des placards révolutionnaires, avec leurs rouges et leurs blancs, se détachaient de façon éclatante sur les murs, et, par contraste, les quelques affiches de naguère qui y étaient demeurées avaient l’air de barbouillages de boue. Sur les Ramblas, large artère centrale de la ville constamment animée par le va-et-vient de flots de gens, les haut-parleurs beuglaient des chants révolutionnaires tout le long du jour et jusqu’à une heure avancée de la nuit. Et le plus étrange de tout, c’était l’aspect de la foule. À en croire les apparences, dans cette ville les classes riches n’existaient plus. À l’exception d’un petit nombre de femmes et d’étrangers, on ne voyait pas de gens « bien mis ». Presque tout le monde portait des vêtements de prolétaires, ou une salopette bleue, ou quelque variante de l’uniforme de la milice. Tout cela était étrange et émouvant. Une bonne part m’en demeurait incompréhensible et même, en un sens, ne me plaisait pas ; mais il y avait là un état de choses qui m’apparut sur-le-champ comme valant la peine qu’on se battît pour lui. C’est que je crus que la réalité répondait à l’apparence, qu’il s’agissait réellement d’un État prolétarien, et que des bourgeois ne restaient – beaucoup ayant fui ou ayant été tués – que ceux qui s’étaient de leur plein gré rangés aux côtés des ouvriers ; je ne me rendis pas compte que, tout simplement, en grand nombre les bourgeois aisés se terraient ou, provisoirement, se déguisaient en prolétaires.

L’atmosphère sinistre de la guerre y était aussi pour quelque chose. La ville avait un aspect lugubre et négligé ; les routes, les maisons étaient mal entretenues ; les rues, la nuit, n’étaient que faiblement éclairées par crainte de raids aériens ; les magasins, pour la plupart, avaient pauvre apparence et étaient à moitié vides. La viande se faisait rare, il était à peu près impossible de se procurer du lait ; on manquait de charbon, de sucre et d’essence, et très sérieusement de pain. Déjà à cette époque les queues aux portes des boulangeries s’allongeaient sur des centaines de mètres. Cependant, autant qu’on en pouvait juger, les gens étaient contents, emplis d’espoir. Le chômage était inexistant et le coût de la vie encore extrêmement bas ; on ne voyait que très peu de personnes vraiment dans la misère et pas de mendiants, à part les bohémiens. Et surtout il y avait la foi dans la révolution et dans l’avenir, l’impression d’avoir soudain débouché dans une ère d’égalité et de liberté. Des êtres humains cherchaient à se comporter en êtres humains et non plus en simples rouages de la machine capitaliste. Dans les boutiques des barbiers, des « Avis au public », rédigés par des anarchistes – les barbiers étaient pour la plupart anarchistes –, expliquaient gravement que les barbiers n’étaient plus des esclaves. Dans les rues, des affiches bariolées conjuraient les prostituées de ne plus se prostituer. Pour qui venait juste de quitter les durs à cuire sarcastiques et cyniques des pays anglo-saxons, c’était assez pathétique de voir ces Espagnols idéalistes prendre à la lettre les clichés révolutionnaires les plus rebattus. À cette époque, on vendait dans les rues, pour quelques centimes, des romances révolutionnaires des plus naïves, célébrant toutes la fraternité prolétarienne et honnissant la méchanceté de Mussolini. Maintes fois j’ai vu un milicien presque illettré acheter une de ces chansons, en épeler laborieusement les mots, et, lorsqu’il en avait saisi le sens, se mettre à la chanter sur l’air approprié.

Pendant tout ce temps j’étais à la caserne Lénine, sous prétexte d’entraînement pour le front. Le jour où je m’étais engagé dans les milices on m’avait dit que le lendemain même je serais envoyé au front, mais en fait il me fallut attendre qu’une « centurie » nouvellement formée fût suffisamment entraînée. Les milices ouvrières, levées en toute hâte par les syndicats au début de la guerre, n’avaient pas été organisées sur la base d’une armée ordinaire. Les unités de commandement étaient : la « section » d’environ trente hommes, la « centurie » d’une centaine d’hommes, et la « colonne », terme appliqué en pratique à toute troupe nombreuse. Auparavant quartier de cavalerie, dont on s’était emparé au cours des combats de juillet, la caserne Lénine était un superbe bâtiment en pierre, avec un manège et d’immenses cours pavées. Ma « centurie » dormait dans l’une des écuries, sous les mangeoires de pierre qui portaient encore les noms des chevaux de bataille. On avait réquisitionné et envoyé sur le front tous les chevaux, mais tout demeurait imprégné de l’odeur du pissat et de l’avoine pourrie. Je suis resté dans cette caserne environ une semaine. Je garde surtout souvenir des odeurs chevalines, des sonneries de clairon chevrotantes (nos clairons étaient tous des amateurs – je n’ai connu les véritables sonneries espagnoles qu’en entendant celles qui nous parvinrent des lignes fascistes), du martèlement de la cour par de lourdes bottes à semelles cloutées, des longues revues, le matin, sous un soleil hivernal, des parties forcenées de football, à cinquante par camp, sur le gravier du manège.