Au-delà de Huesca, il y avait encore des collines de même formation que la nôtre, et que la neige panachait de motifs variant de jour en jour. Au loin, les pics monstrueux des Pyrénées, où la neige ne fond jamais, semblaient flotter dans le vide. Même en bas, dans la plaine, tout paraissait mort et dénudé. Les collines, en face de nous, étaient grises et plissées comme la peau des éléphants. Presque toujours le ciel était vide d’oiseaux. Je ne crois pas avoir jamais vu de pays où il y eût si peu d’oiseaux. Les seuls qu’on voyait parfois étaient des sortes de pies, et les vols de perdrix dont les bruissements soudains vous faisaient tressaillir, le soir, et, mais très rarement, des aigles voguant lentement et généralement accueillis par des coups de feu qu’ils ne daignaient même pas remarquer.

La nuit et par temps brumeux, on envoyait des patrouilles dans la vallée qui nous séparait des fascistes. C’était une mission peu appréciée : il faisait trop froid et le risque de s’égarer était trop grand. Je vis bien vite que je pouvais obtenir l’autorisation d’aller en patrouille chaque fois que j’en avais envie. Dans les immenses ravins aux arêtes vives il n’y avait ni sentiers ni pistes d’aucune sorte ; vous n’arriviez à trouver votre chemin qu’après y avoir été plusieurs fois de suite en reconnaissance, en prenant soin de relever chaque fois de nouveaux points de repère. À vol d’oiseau le poste fasciste le plus proche était à sept cents mètres de nous, mais à plus de deux kilomètres par l’unique voie praticable. C’était assez amusant d’errer dans les vallées obscures tandis qu’au-dessus de nos têtes, très haut, les balles perdues passaient en sifflant comme des bécasseaux. Mieux valait d’épais brouillards que l’obscurité de la nuit, et souvent ils persistaient tout le jour et s’accrochaient autour des sommets cependant que les vallées restaient claires. À proximité des lignes fascistes il fallait avancer à pas de tortue ; c’était très difficile de se déplacer sans bruit sur ces pentes, parmi les arbustes craquelants et les pierres calcaires qui tintaient. Ce ne fut qu’à la troisième ou quatrième tentative que je trouvai moyen de parvenir jusqu’aux lignes fascistes. Le brouillard était très épais et j’allai en rampant jusqu’aux barbelés pour écouter. J’entendis les fascistes parler et chanter à l’intérieur du poste. Soudain je fus alarmé d’entendre plusieurs d’entre eux descendre la pente dans ma direction. Je me blottis derrière un buisson qui me parut brusquement bien petit, et je tâchai d’armer sans bruit mon fusil. Mais ils obliquèrent et je ne les vis même pas. Derrière le buisson où je me cachai, je trouvai divers vestiges du combat antérieur : un tas de douilles vides, une casquette de cuir percée d’un trou de balle, et un drapeau rouge, un des nôtres de toute évidence. Je le rapportai à la position où, sans s’embarrasser de sentiment, l’on en fit des chiffons à nettoyer.

J’avais été nommé caporal ou, comme l’on disait, cabo, dès notre arrivée au front ; j’avais le commandement d’un groupe de douze hommes. Ce n’était pas une sinécure, surtout au début. La centurie était une bande non entraînée composée en majeure partie d’adolescents. Çà et là on trouvait dans les milices des enfants qui n’avaient pas plus de onze ou douze ans, en général des réfugiés des territoires fascistes, qu’on avait incorporés comme miliciens parce que c’était le moyen le plus simple de pourvoir à leur subsistance. En principe on les employait à l’arrière à de légers travaux, mais parfois ils parvenaient à se faufiler jusqu’en première ligne où ils étaient un danger public. Je me rappelle un petit imbécile qui ne trouva rien de mieux que de jeter une grenade à main dans le feu d’un abri « pour faire une farce » ! Au Monte Pocero je ne crois pas qu’il s’en trouvât ayant moins de quinze ans, mais néanmoins la moyenne d’âge était bien au-dessous de vingt ans. On ne devrait jamais faire servir des garçons de cet âge en première ligne, car ils sont incapables de supporter le manque de sommeil inséparable de la guerre de tranchées. Au début il était à peu près impossible d’obtenir que notre position fût convenablement gardée pendant la nuit. On n’arrivait à faire lever les pauvres enfants de ma section qu’en les tirant par les pieds hors de leurs abris, et dès qu’on avait tourné le dos, ils abandonnaient leur poste et se reglissaient dans la cagna ; ou bien, si même ils demeuraient appuyés contre la paroi de la tranchée, en dépit du froid terrible ils ne tardaient pas à succomber au sommeil. Heureusement l’ennemi était on ne peut moins entreprenant. Il y eut des nuits où notre position eût pu être prise d’assaut par vingt boy-scouts armés de carabines à air comprimé, ou tout aussi bien par vingt girl-guides armées de raquettes.

À cette époque et longtemps encore les milices catalanes restèrent constituées sur les mêmes bases qu’au début de la guerre.