Dans les
premiers jours de la rébellion de Franco elles avaient été levées à la hâte par
les différents syndicats et partis politiques ; chacune d’elles était au
premier chef une organisation politique inféodée à son parti tout autant qu’au
gouvernement central. Quand, au début de 1937, on leva l’armée populaire, qui
était une armée « non politique » organisée tant bien que mal selon
le type normal, les milices de partis y furent théoriquement incorporées. Mais
longtemps encore il n’y eut de changements que sur le papier ; aucun
contingent de la nouvelle armée populaire ne monta sur le front d’Aragon avant
juin, et jusqu’à cette date le système des milices demeura inchangé. Le point
essentiel en était l’égalité sociale entre les officiers et les hommes de
troupe. Tous, du général au simple soldat, touchaient la même solde, recevaient
la même nourriture, portaient les mêmes vêtements, et vivaient ensemble sur le
pied d’une complète égalité. Si l’envie vous prenait de taper dans le dos du
général commandant la division et de lui demander une cigarette, vous pouviez
le faire et personne ne s’en étonnait. En théorie en tout cas, chaque milice
était une démocratie et non une hiérarchie. Il était entendu qu’on devait obéir
aux ordres, mais il était aussi entendu que, lorsque vous donniez un ordre,
c’était comme un camarade plus expérimenté à un camarade, et non comme un
supérieur à un inférieur. Il y avait des officiers et des sous-officiers, mais
il n’y avait pas de grades militaires au sens habituel, pas de titres, pas de
galons, pas de claquements de talons ni de saluts obligatoires. On s’était
efforcé de réaliser dans les milices une sorte d’ébauche, pouvant
provisoirement fonctionner, de société sans classes. Bien sûr, ce n’était pas
l’égalité parfaite, mais je n’avais encore rien vu qui en approchât autant, et
que cela fût possible en temps de guerre n’était pas le moins surprenant.
Mais j’avoue que, tout d’abord, je fus horrifié de la façon
dont allaient les choses sur le front. Comment diable une armée de ce genre
pourrait-elle gagner la guerre ? C’était ce que tout le monde disait
alors, mais cette remarque, pour être juste, n’en était pas moins
déraisonnable. Car, étant donné les circonstances, il n’était pas possible que
les milices fussent sensiblement meilleures qu’elles n’étaient. Une armée
moderne, mécanisée, ne surgit pas de terre, et si le gouvernement avait attendu
d’avoir à sa disposition des troupes bien entraînées, Franco n’eût jamais
rencontré de résistance. Par la suite, il devint de mode de dénigrer les
milices et de prétendre que les imperfections, qui étaient dues au manque
d’entraînement et d’armes, étaient la conséquence du système égalitaire. En
fait, un contingent des milices nouvellement mis sur pied était bien une bande
indisciplinée, non pas parce que les officiers appelaient les simples soldats
« camarades », mais parce que toute troupe non aguerrie est toujours
une bande indisciplinée. Dans la pratique la discipline de type
démocratico-révolutionnaire est plus sûre qu’on ne pourrait croire. Dans une
armée prolétarienne, la discipline est, par principe, obtenue par consentement
volontaire. Elle est fondée sur le loyalisme de classe, tandis que la
discipline d’une armée bourgeoise de conscrits est fondée, en dernière analyse,
sur la crainte. (L’armée populaire qui remplaça les milices était à mi-chemin
entre ces deux types.) Dans les milices on n’eût pas supporté un seul instant
le rudoiement et les injures qui sont monnaie courante dans une armée
ordinaire. Les habituelles punitions militaires demeuraient en vigueur, mais on
n’y recourait que dans le cas de fautes très graves. Quand un homme refusait
d’obéir à un ordre, vous ne le punissiez pas sur-le-champ ; vous faisiez
d’abord appel à lui au nom de la camaraderie. Les gens cyniques, sans
expérience du maniement des hommes, diront aussitôt que ce n’est pas possible
que cela « marche » jamais ; mais, en fait, à la longue cela
« marche ». Avec le temps la discipline même des pires
contingents de milices s’améliora à vue d’œil. En janvier la tâche de maintenir
à la hauteur une douzaine de recrues inaguerries faillit me donner des cheveux
blancs. En mai, je fis pendant quelque temps fonction de lieutenant à la tête d’une
trentaine d’hommes, Anglais et Espagnols. Nous avions tous plusieurs mois de
front et je n’ai jamais rencontré la moindre difficulté à faire exécuter un
ordre ou à trouver des volontaires pour une mission périlleuse. La discipline
« révolutionnaire » découle de la conscience politique – du fait
d’avoir compris pourquoi il faut obéir aux ordres ; pour que cela
se généralise, il faut du temps, mais il en faut aussi pour transformer un
homme en automate à force de lui faire faire l’exercice dans la cour de
quartier. Les journalistes qui se gaussèrent du système des milices ont le plus
souvent oublié que les milices eurent à tenir le front pendant que l’armée
populaire s’entraînait à l’arrière. Et c’est un hommage à rendre à la solidité
de la discipline « révolutionnaire » que de constater que les milices
demeurèrent sur le champ de bataille. Car jusqu’en juin 1937 il n’y eut
pour les y retenir que leur loyalisme de classe.
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