Vous n’en continuiez pas moins à aller
cueillir des roseaux ; rien ne comptait à côté du bois à brûler.
Comparées au froid, les autres incommodités semblaient
insignifiantes. Naturellement nous étions tout le temps sales. Notre eau, de
même que nos vivres, nous parvenait à dos de mulets d’Alcubierre, et la part de
chacun se montait environ à un litre par jour. C’était une eau infecte, à peine
plus transparente que du lait. En principe on devait la réserver toute pour la
boisson, mais j’en resquillais toujours une pleine gamelle pour ma toilette du
matin. Je me lavais un jour et me rasais le lendemain ; il n’y avait
jamais assez d’eau pour faire les deux le même jour. La position puait
abominablement et à l’extérieur de l’enceinte, à l’entour de la barricade, il y
avait partout des déjections. Certains miliciens avaient pris l’habitude de se
soulager dans la tranchée même, chose dégoûtante alors qu’il nous fallait aller
et venir dans l’obscurité. Mais la saleté ne me fut jamais un tourment. On fait
trop d’embarras au sujet de la saleté. C’est étonnant comme on s’habitue vite à
se passer de mouchoir ou à manger dans la gamelle qui sert également à se
laver. Et après un ou deux jours l’on ne trouve plus dur de dormir tout
habillé. Nous ne pouvions naturellement pas ôter nos vêtements, ni surtout nos
bottes, la nuit ; il fallait être prêt à sortir sur-le-champ en cas
d’attaque. En quatre-vingts nuits je ne me suis déshabillé que trois fois, mais
je m’arrangeais pour enlever mes vêtements dans la journée de temps à autre. Il
faisait alors encore trop froid pour qu’il y eût des poux, mais les rats et les
souris pullulaient. J’ai souvent entendu dire qu’on ne trouve pas en un même
lieu rats et souris ; mais si, lorsqu’il y a assez à manger pour les deux
espèces.
À d’autres égards nous n’étions pas mal lotis. La nourriture
était assez bonne et nous avions du vin en abondance. Les cigarettes nous
étaient distribuées à raison d’un paquet par jour, les allumettes tous les deux
jours, et il y avait même une distribution de bougies. C’étaient des bougies
très minces, comme celles du gâteau de Noël ; aussi supposions-nous
qu’elles provenaient du pillage d’églises. Chaque abri en recevait trois pouces
par jour, ce qui donnait environ vingt minutes de lumière. À cette époque il
était encore possible d’acheter des bougies et j’en avais apporté plusieurs
livres avec moi. Par la suite la privation d’allumettes et de bougies nous fut
un supplice. On ne se rend pas compte de l’importance de ces choses tant qu’on
n’en a pas été privé. Pendant une alerte de nuit, par exemple, alors que chacun
dans l’abri est en train de chercher à quatre pattes son fusil en marchant sur
le visage de son voisin, avoir la possibilité de battre le briquet peut devenir
une question de vie ou de mort. Chaque milicien possédait un briquet à amadou
et plusieurs mètres de mèche jaune. Après son fusil c’était ce qu’il possédait
de plus important. Les briquets à amadou présentaient le grand avantage de
pouvoir être battus en plein vent mais, brûlant sans flamme, on ne pouvait s’en
servir pour allumer un feu. Au plus fort de la disette d’allumettes, le seul
moyen que nous avions de faire jaillir une flamme, c’était de retirer la balle
d’une cartouche et de faire exploser la cordite au contact du briquet à amadou.
C’était une vie singulière que nous vivions – une
singulière façon d’être en guerre, si on peut appeler cela la guerre. Tous les
miliciens sans exception lançaient des brocards contre l’inaction et
continuellement demandaient à cor et à cri qu’on leur dît pour quelle raison on
ne nous permettait pas d’attaquer. Mais il était on ne peut plus clair que de
longtemps encore il n’y aurait aucune bataille, à moins que l’ennemi ne
commençât.
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