Il était possible de fusiller des déserteurs individuels – il y en a eu parfois de fusillés – mais si un millier d’hommes eussent d’un commun accord décidé de quitter le front à la fois, il ne se trouvait aucune force pour les en empêcher. Une armée de conscrits dans les mêmes conditions – en l’absence d’une police militaire – eût fondu. Les milices, elles, tinrent le front et Dieu sait pourtant qu’elles remportèrent peu de victoires ; même les désertions individuelles furent rares. En quatre ou cinq mois dans les milices du P.O.U.M. je n’ai entendu parler que de quatre déserteurs, et encore est-il à peu près certain que deux d’entre eux étaient des espions qui s’étaient enrôlés pour recueillir des informations. Au début, l’état évident de confusion, le manque général d’entraînement, le fait d’avoir souvent à discuter cinq minutes avant d’obtenir l’exécution d’un ordre, me consternaient et me mettaient en fureur. Ma façon de concevoir les choses était celle de l’armée britannique et, évidemment, les milices espagnoles différaient extrêmement de l’armée britannique. Mais, à tenir compte des circonstances, elles se sont révélées des troupes meilleures qu’on n’était en droit d’attendre.

Pendant ce temps-là, la grande question c’était le bois à brûler – toujours le bois à brûler. Durant toute cette période il n’est probablement pas une page de mon journal intime qui ne parle du bois à brûler – ou plutôt du manque de bois à brûler. Nous étions entre deux et trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer, en plein hiver, et le froid était indescriptible. La température n’était pas exceptionnellement basse, plus d’une nuit il ne gela même pas, et souvent un soleil hivernal brillait pendant une heure vers le milieu du jour ; et même si le thermomètre disait qu’il ne faisait pas froid, nous, nous avions bel et bien froid, je vous assure. Tantôt d’aigres coups de vent vous arrachaient votre casquette et vous ébouriffaient, tantôt des brouillards se répandaient dans la tranchée comme un liquide et vous pénétraient jusqu’à la moelle ; il pleuvait fréquemment, et il suffisait d’un quart d’heure de pluie pour rendre la situation insupportable. La mince couche de terre qui recouvrait le calcaire se transformait rapidement en glu glissante, et comme il fallait toujours marcher sur une pente, il était impossible de garder l’équilibre. Par les nuits sombres il m’est souvent arrivé de tomber une demi-douzaine de fois sur vingt mètres, et c’était dangereux parce que cela signifiait que de la boue enrayait la platine de votre fusil. Durant des jours et des jours, vêtements, bottes, couvertures et fusils demeuraient enduits de boue. J’avais apporté autant de vêtements chauds que j’en pouvais porter, mais beaucoup d’hommes étaient terriblement peu vêtus. Pour toute la garnison, une centaine d’hommes environ, il n’y avait que douze capotes que devaient se passer les sentinelles, et la plupart des hommes n’avaient qu’une seule couverture. Une nuit où l’on gelait, je dressai dans mon journal intime une liste des vêtements dont j’étais revêtu. Cela présente l’intérêt de montrer quel amas de vêtements un corps humain est capable de transporter. J’avais sur moi un tricot et un caleçon épais, une chemise de flanelle, deux pull-overs, une veste de lainage, une en cuir, une culotte de velours à côtes, des bandes molletières, d’épaisses chaussettes, des bottes, un trench-coat renforcé, un cache-nez, des gants de cuir fourrés et une casquette en laine. Et je n’en frissonnais pas moins comme gelée de viande. Je suis, il est vrai, singulièrement sensible au froid.

Le bois à brûler était la seule chose qui importât réellement. La question, au sujet du bois à brûler, c’était que, pratiquement, on ne pouvait pas s’en procurer parce qu’il n’y en avait pas. Notre triste montagne, même à la meilleure saison, n’offrait guère de végétation, et des mois durant elle avait été parcourue en tous sens par des miliciens transis, si bien que depuis longtemps tout ce qui était un peu plus gros que le doigt avait été brûlé. Tout le temps que nous ne passions pas à manger, à dormir, à monter la garde, à être de corvée, nous le passions dans la vallée, en arrière de notre position, à la recherche de combustible. Dans tous mes souvenirs de ce temps-là, je nous revois dégringolant ou grimpant à quatre pattes des pentes presque verticales dont le calcaire en dents de scie mettait nos bottes en pièces, et fondant comme des oiseaux de proie sur les plus minuscules brindilles. Trois hommes, après deux heures de recherches, parvenaient à rapporter assez de combustible pour entretenir pendant une heure un maigre feu d’abri. L’ardeur que nous apportions à notre chasse au bois nous transformait tous en botanistes. Nous classions, selon leur valeur comme combustibles, toutes les plantes qui poussaient sur ce versant : il y avait les bruyères et les herbes diverses qui étaient bonnes pour faire prendre le feu mais qui se consumaient en quelques minutes ; le romarin sauvage et de tout petits genêts épineux qui consentaient à brûler une fois que le feu était bien pris ; un chêne rabougri, plus petit qu’un groseillier, qui était pratiquement incombustible. Il y avait une sorte de roseau desséché qui était parfait pour allumer le feu, mais il ne croissait qu’au sommet d’une hauteur à notre gauche, et pour y arriver il fallait essuyer le feu de l’ennemi. Si les mitrailleurs fascistes vous apercevaient, ils ne lésinaient pas à vous envoyer pour vous tout seul une caisse de munitions. Généralement ils visaient trop haut et les balles passaient au-dessus de votre tête en chantant comme des oiseaux, mais parfois cependant elles crépitaient et faisaient voler le calcaire en éclats tout près de vous de façon inquiétante, et alors vous vous flanquiez le visage contre terre.