Il devait y avoir dans la caserne un millier d’hommes et une vingtaine de femmes, outre les épouses des miliciens qui faisaient la cuisine. Il y avait alors des femmes enrôlées dans les milices, en faible nombre, il est vrai. Dans les premiers temps de la guerre elles avaient, comme de juste, combattu côte à côte avec les hommes. En temps de révolution, cela paraît tout naturel. Déjà pourtant l’état d’esprit avait changé ; il fallait à présent retenir les hommes à l’extérieur du manège pendant que les femmes y faisaient l’exercice, car ils se moquaient d’elles et les gênaient. Peu de mois auparavant, aucun d’eux n’eût rien trouvé de comique à voir une femme manier un fusil.

La caserne tout entière était dans l’état de saleté et dans la pagaille où les miliciens mettaient tout local qu’ils occupaient, à croire que c’était là un sous-produit inévitable de la révolution. Dans tous les coins vous tombiez sur des amas de meubles brisés, de selles fendues, de casques de cavalier en cuivre, de fourreaux de sabres vides, et de vivres gâtés. Il se faisait un gaspillage scandaleux de vivres, surtout de pain : rien que dans ma chambrée on en jetait une pleine corbeille après chaque repas – c’était une honte en un temps où la population civile en manquait ! Nous mangions à de longues tables sur tréteaux, dans des écuelles étamées constamment graisseuses, et il nous fallait, pour boire, nous servir d’un affreux récipient nommé porrón. C’est une espèce de bouteille en verre, à goulot effilé ; quand vous l’inclinez, le liquide jaillit en jet fluet, ce qui permet de boire à distance, sans la toucher des lèvres, et on se la passe de main en main. Je fis la grève de la soif et réclamai une timbale dès que je vis le porrón ; pour mon goût, cela ressemblait par trop à un urinal, surtout lorsqu’il y avait dedans du vin blanc.

Peu à peu on distribuait des uniformes aux recrues : mais comme on était en Espagne, tout était distribué pièce à pièce et au petit bonheur, de sorte que l’on ne savait jamais avec certitude qui avait reçu, et quoi ; et bien des choses, parmi celles qui nous étaient le plus nécessaires, par exemple les ceinturons et les cartouchières, ne nous furent distribuées qu’au tout dernier moment, alors qu’allait démarrer le train nous emportant vers le front. J’ai parlé d’« uniforme » des milices ; peut-être eût-il été plus juste de dire « multiforme ». L’équipement était pour tous du même type général, mais jamais tout à fait le même chez deux miliciens. À peu près tout le monde, dans l’armée, portait des culottes courtes de velours à côtes, mais à cela se bornait l’uniformité. Certains portaient des bandes molletières, d’autres des guêtres de velours côtelé, d’autres encore des jambières de cuir ou de grandes bottes. Tout le monde portait un blouson à fermeture Éclair, mais certains blousons étaient en cuir, d’autres en laine, et ils étaient de toutes les couleurs imaginables. Il y avait autant de sortes de casquettes qu’il y avait d’hommes. Il était d’usage d’orner le devant de sa casquette de l’insigne de son parti ; en outre, presque tout le monde portait, noué autour du cou, un foulard rouge ou rouge et noir. Une colonne de miliciens en ce temps-là était une cohue d’aspect surprenant. Mais il faut dire qu’on ne pouvait distribuer de vêtements qu’au fur et à mesure que telle ou telle usine, exécutant d’urgence des commandes, en sortait ; et, compte tenu des circonstances, ce n’étaient pas de mauvais vêtements. À l’exception toutefois des chemises et des chaussettes, misérables articles de coton qui ne protégeaient pas du froid. Je me représente avec horreur ce que les miliciens ont eu à endurer, les premiers mois, quand rien n’était organisé. Il me tomba entre les mains, je m’en souviens, un journal vieux alors de deux mois à peine et où je lus que l’un des dirigeants du P.O.U.M., de retour d’une tournée d’inspection sur le front, promettait de tâcher d’obtenir que « chaque milicien eût sa couverture » : c’est une phrase qui vous fait frissonner s’il vous est arrivé de dormir dans une tranchée !

Le lendemain de mon arrivée à la caserne commença ce à quoi il était comique de donner le nom d’« instruction ». Il y eut au début des scènes de pagaille consternantes. Pour la plupart, les recrues étaient des garçons de seize ou dix-sept ans, issus des quartiers pauvres de Barcelone, tout animés d’ardeur révolutionnaire mais ignorant complètement ce que signifie la guerre. On ne parvenait même pas à les faire s’aligner. Et la discipline était inexistante : si un ordre n’avait pas l’heur de plaire à un milicien, celui-ci sortait des rangs et discutait véhémentement avec l’officier. Le lieutenant-instructeur était un vaillant et charmant jeune homme au frais visage, qui avait été officier de l’armée régulière et en gardait l’allure : il avait un maintien distingué et était toujours tiré à quatre épingles. Et, bien que cela puisse paraître singulier, il était un socialiste sincère et ardent. Plus encore que les hommes eux-mêmes, il tenait à une égalité sociale absolue entre les officiers et la troupe. Je me souviens de son air surpris et peiné lorsqu’une recrue non au courant l’appela Señor. « Comment ! Señor ! Qu’est donc celui qui m’appelle Señor ? Ne sommes-nous pas tous des camarades ? » Je ne crois pas que cela rendit sa tâche plus facile. En attendant on ne soumettait les bleus à aucun entraînement militaire qui pût leur être de quelque utilité. On m’avait informé que les étrangers n’étaient pas tenus de suivre « l’instruction » (les Espagnols, à ce que je remarquai, avaient la touchante conviction que n’importe quel étranger s’y connaissait mieux qu’eux pour tout ce qui avait trait au métier militaire), mais naturellement je fis comme les autres.