Comme les paysans durent maudire l’une et l’autre
armée ! Parfois on envoyait des détachements ramasser des pommes de terre
dans le no man’s land. À un kilomètre et demi environ sur notre droite,
là où les fronts étaient le plus rapprochés, il y avait un carré de pommes de
terre qui était fréquenté à la fois par les fascistes et par nous. Nous y
allions de jour, eux de nuit seulement, car le carré se trouvait sous le feu de
nos mitrailleuses. Une nuit, à notre grande contrariété, ils y vinrent en
nombre et nettoyèrent le carré de toutes ses pommes de terre. Nous découvrîmes
un autre carré un peu plus loin, mais en un endroit qui n’offrait aucun
couvert, aussi était-ce couchés à plat ventre qu’il fallait arracher les pommes
de terre – une corvée épuisante ! Si l’on était repéré par les
mitrailleurs fascistes, il fallait s’aplatir comme un rat qui se tortille pour
passer sous une porte, tandis qu’à peu de mètres derrière soi les mottes de
terre étaient hachées par les balles. Mais en ce temps-là on trouvait que ça en
valait la peine : les pommes de terre se faisaient très rares. Si l’on
parvenait à en avoir un plein sac, il était possible, en le portant à la cuisine,
de le troquer contre un plein bidon de café.
Et il ne se passait toujours rien, il ne semblait pas devoir
jamais rien se passer. « Quand donc attaquerons-nous ? Pourquoi
n’attaquons-nous pas ? », telles étaient les questions qu’on
entendait jour et nuit poser et par les Anglais et par les Espagnols. Quand on
réfléchit à ce que se battre signifie, cela paraît singulier que des soldats
souhaitent se battre, et pourtant il est indubitable qu’ils le souhaitent. Dans
la guerre de tranchées il y a trois choses dont tous les soldats ont grande
envie : un combat, davantage de cigarettes et une permission hebdomadaire.
Nous étions alors un peu mieux armés qu’auparavant. Chaque homme avait cent
cinquante cartouches au lieu de cinquante, et peu à peu on nous distribuait des
baïonnettes, des casques d’acier et quelques bombes. Constamment le bruit
courait qu’on se battrait prochainement, et j’ai depuis pensé qu’on devait
intentionnellement le faire courir, pour maintenir le moral des troupes. Point
n’était besoin d’être versé dans l’art militaire pour comprendre que
l’engagement principal ne pourrait avoir lieu de ce côté de Huesca,
tout au moins à l’heure actuelle. Le point stratégique, c’était la route
menant à Jaca, du côté tout à fait opposé. Un peu plus
tard, lorsque les anarchistes déclenchèrent leur offensive sur la route de Jaca, notre tâche à nous fut de livrer des attaques de
diversion, afin d’obliger les fascistes à retirer des troupes de l’autre côté.
Pendant tout ce temps, six semaines environ, il n’y eut qu’un
seul combat dans notre secteur : l’attaque, par la cavalerie de choc, du manicomio, asile d’aliénés désaffecté
et transformé par les fascistes en forteresse. Il y avait plusieurs centaines
de réfugiés allemands qui faisaient la guerre avec le P.O.U.M. Ils étaient
organisés en un bataillon spécial, qu’on appelait le batallón de
choque ; du point de vue militaire, ils étaient à un tout autre niveau
que le reste des milices ; je dirais qu’ils étaient plus véritablement
soldats que tous ceux que j’ai vus en Espagne, si l’on fait exception des
gardes d’assaut et de certaines troupes des Brigades internationales. L’attaque
fut bousillée, comme d’habitude ! Combien, dans cette guerre, y eut-il
d’opérations du côté gouvernemental qui ne le furent pas, je me le demande !
Le bataillon de choc prit d’assaut le manicomio, mais les troupes de je
ne sais plus quelle milice, qui avaient reçu mission de le soutenir en
s’emparant d’une hauteur voisine qui commandait le manicomio, eurent un
grave mécompte. Le capitaine qui était à leur tête était un de ces officiers de
l’armée régulière, d’un loyalisme douteux, que le gouvernement s’obstinait à
employer. Soit par un mouvement de peur, soit par trahison, il alerta les
fascistes en lançant une bombe alors qu’ils étaient à deux cents mètres. Je
suis bien aise de pouvoir dire que ses hommes immédiatement le tuèrent net.
Mais l’attaque-surprise ne fut pas une surprise, et les miliciens furent
fauchés par un feu nourri et chassés de la hauteur, et à la tombée de la nuit
le bataillon de choc dut abandonner le manicomio. Toute la nuit les
ambulances se suivirent à la file sur l’abominable route qui descend vers
Sietamo, achevant les grands blessés à force de les cahoter.
Nous étions tous, à présent, pleins de poux ; bien
qu’il fît encore froid, il faisait cependant assez chaud pour cela. J’ai acquis
une large expérience personnelle de toutes les sortes de parasites du corps et,
comme pure saloperie, je n’ai pas rencontré mieux que le pou. D’autres
insectes, les moustiques par exemple, vous font bien plus mal, mais du moins ne
sont pas une vermine à demeure sur vous. Le pou de l’homme ressemble
assez à un minuscule homard, et c’est surtout dans votre pantalon qu’il élit
domicile. À moins de brûler tous vos vêtements, il n’existe pas de moyen connu
de s’en débarrasser Dans les coutures de votre pantalon il dépose ses œufs d’un
blanc brillant, semblables à de minuscules grains de riz, qui éclosent et
fondent leurs propres familles avec une célérité horrifiante. Je crois que les
pacifistes gagneraient à illustrer leurs brochures de photographies agrandies
de poux. Ma foi, la voilà bien la guerre dans toute sa splendeur ! À la
guerre tous les soldats sont pleins de poux, du moins dès qu’il fait
suffisamment chaud. Les hommes qui ont combattu à Verdun, à Waterloo, à
Flodden, à Senlac, aux Thermopyles, tous sans exception avaient des poux
grouillant sur leurs testicules. Nous empêchions, jusqu’à un certain point, les
bestioles d’augmenter en nombre en grillant leurs lentes et en nous baignant aussi
souvent que nous pouvions l’endurer. Les poux seuls ont pu m’amener à entrer
dans l’eau glaciale de cette rivière.
On commençait à manquer de tout – de bottes, de
vêtements, de tabac, de savon, de bougies, d’allumettes, d’huile d’olive.
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