Nos
uniformes s’en allaient en lambeaux, et beaucoup d’hommes n’avaient pas de
bottes, rien que des espadrilles à semelles de corde. Dans tous les coins on
tombait sur des amas de bottes hors d’usage. Une fois nous avons pu alimenter
le feu d’un abri pendant deux jours presque exclusivement avec des
bottes ; ce n’est pas mauvais comme combustible. Dans l’intervalle ma
femme était arrivée à Barcelone et m’envoyait régulièrement du thé, du
chocolat, et même des cigares lorsqu’il y avait moyen de s’en procurer ; mais
même à Barcelone on commençait à manquer de tout, et particulièrement de tabac.
Le thé était une aubaine, mais nous n’avions pas de lait et presque pas de
sucre. D’Angleterre on ne cessait d’envoyer des colis aux hommes du contingent,
mais ces colis ne nous parvenaient jamais ; vivres, vêtements,
cigarettes – tout était ou bien refusé à la poste, ou bien confisqué en
France. Chose assez curieuse, la seule firme qui réussit à faire parvenir à ma
femme des paquets de thé – et même, une fois, exception mémorable, une
boîte de biscuits – fut The Army and Navy Stores. Pauvre vieille Army
and Navy ! Elle s’acquitta noblement de son devoir, mais peut-être
eût-elle éprouvé plus de satisfaction à voir ses marchandises prendre le chemin
du camp de Franco. Le pire, c’était le manque de tabac. Dans les premiers temps
on nous avait distribué un paquet de cigarettes par jour, ensuite ce ne fut
plus que huit cigarettes par jour, puis cinq. Finalement il y eut dix mortels
jours pendant lesquels on ne nous distribua pas de tabac du tout. Pour la
première fois, en Espagne, je vis ce que l’on voit chaque jour à Londres :
des gens ramassant des mégots.
Vers la fin de mars je me fis à la main une plaie qui
s’envenima ; il devenait nécessaire d’y donner un coup de bistouri et de
porter le bras en écharpe. Il me fallait aller dans un hôpital, mais ça ne
valait pas la peine de m’envoyer à Sietamo pour une blessure si
insignifiante ; je restai donc dans un prétendu hôpital, à Monflorite, qui
était simplement un centre d’évacuation des blessés. Je séjournai là dix jours,
une partie du temps au lit. Les practicantes (les infirmiers) me volèrent autant dire tous les objets de
valeur que je possédais, y compris mon appareil photographique et toutes mes
photos. Au front tout le monde volait, c’était la conséquence inévitable de la
pénurie ; mais le personnel des hôpitaux damait le pion à tous. Plus tard,
lorsque je fus hospitalisé à Barcelone, un Américain, volontaire des Brigades
internationales, venu sur un bateau qui fut torpillé par un sous-marin italien,
me raconta qu’il avait été transporté à terre blessé et qu’en le hissant dans
la voiture d’ambulance les brancardiers lui avaient fauché sa montre-bracelet.
Tandis que je portais le bras en écharpe, je passai
plusieurs jours sereins à me balader dans la région. Monflorite était, comme
les autres bourgades, un fouillis de maisons de pierre et de torchis, avec
d’étroites ruelles tortueuses qui, à force d’avoir été barattées par les
camions, finissaient par offrir l’aspect des cratères de la lune. L’église
avait été sérieusement maltraitée et servait de magasin militaire. Dans tout le
voisinage il n’y avait que deux fermes tant soit peu grandes, la Torre
Lorenzo et la Torre Fabián, et seulement deux
maisons d’habitation réellement vastes, demeures, certainement, des
propriétaires fonciers qui régentaient autrefois la contrée et dont les huttes
misérables des paysans reflétaient la richesse. Immédiatement après avoir
franchi la rivière, tout près du front, il y avait une grande minoterie avec, y
attenant, une maison de campagne. Cela paraissait scandaleux de voir se
rouiller, inutilisées, les énormes machines coûteuses et arracher, pour servir
de bois à brûler, les trémies. À quelque temps de là, pour fournir en bois à
brûler des troupes plus en arrière du front, on envoya en camions des
détachements piller méthodiquement l’endroit. Ils démolissaient le plancher
d’une pièce en y faisant éclater une grenade à main. Il est fort possible que
La Granja, dont nous avions fait notre magasin et notre
cuisine, ait été autrefois un couvent. Elle comprenait d’immenses cours et
communs couvrant un demi-hectare ou davantage, avec des écuries pour trente ou
quarante chevaux. Les maisons de campagne, dans cette partie de l’Espagne,
n’offrent pas d’intérêt architectural, mais les fermes qui en dépendent, en
pierres blanchies à la chaux, avec des arcs plein cintre et de splendides
poutres de toit, sont des bâtiments empreints de grandeur, construits d’après
un plan qui n’a pas dû varier depuis des siècles. Parfois il vous venait un
sentiment de sympathie inavoué pour les ex-propriétaires fascistes, à voir de
quelle manière les miliciens traitaient les demeures dont ils s’étaient
emparés. Dans La Granja, toute pièce dont on ne se servait
pas avait été transformée en latrines – en une sorte d’effroyable lieu de
carnage où l’on ne voyait plus que meubles brisés et déjections. Le plancher de
la petite chapelle aux murs percés de trous d’obus disparaissait sous une
couche d’excréments épaisse de plusieurs pouces. Dans la grande cour, où les
cuisiniers distribuaient à la louche les rations, il y avait de quoi être
écœuré en voyant toutes les immondices, boîtes de fer rouillé, boue, crottin de
mulets, aliments avariés, qui jonchaient le sol. C’était le cas ou jamais de
chanter le vieux refrain militaire :
Il
y a des rats, des rats,
Des
rats aussi gros que des chats,
Dans
le magasin de l’officier de détail !
Ceux de La Granja étaient réellement aussi gros, ou il s’en
fallait de peu, que des chats ; grosses bêtes bouffies qui se dandinaient
sur des lits de fumier, si impudentes qu’elles ne s’enfuyaient même pas à votre
approche, à moins que vous ne leur tiriez dessus.
C’était bien le printemps, enfin ! Le ciel était d’un
bleu plus tendre ; l’air était soudain d’une douceur délicieuse.
1 comment