Les grenouilles s’appariaient bruyamment dans les fossés. Autour de l’abreuvoir pour les mulets du village, je découvris d’exquises petites grenouilles, de la dimension d’un penny et d’un vert si brillant que l’herbe nouvelle, auprès, paraissait terne. Les petits campagnards s’en allaient, munis de seaux, à la chasse aux escargots qu’ils faisaient griller vifs sur des plaques de fer. Aussitôt qu’il avait commencé à faire meilleur, les paysans étaient sortis pour les labours de printemps. Un signe typique de l’extrême imprécision que revêt la révolution agraire espagnole, c’est que je ne pus jamais me rendre compte de façon certaine si la terre, dans cette région, avait été collectivisée ou si, simplement, les paysans se l’étaient partagée entre eux. J’ai idée qu’en principe elle était collectivisée, puisqu’on était en territoire du P.O.U.M. et des anarchistes. En tout cas, les propriétaires étaient partis, on était en train de cultiver les champs, et les gens paraissaient satisfaits. De la bienveillance que nous témoignaient les paysans, je m’étonne encore. À certains des plus vieux d’entre eux la guerre devait paraître dénuée de sens ; ce qu’il y avait d’évident, c’était qu’elle était cause de privations de toutes sortes et de la vie triste et morne que tout le monde menait. Du reste, même en des temps meilleurs, les paysans détestent avoir des troupes cantonnées chez eux. Et néanmoins ils se montraient invariablement amicaux – réfléchissant, je suppose, que, pour insupportables que nous fussions à d’autres égards, nous ne nous en dressions pas moins comme un rempart entre eux et leurs ex-maîtres. La guerre civile crée d’étranges situations. Huesca se trouvait à moins de cinq milles de là ; c’était la ville de marché de ces gens ; tous y avaient des parents ; durant toute leur vie, chaque semaine, ils étaient allés y vendre leurs volailles et leurs légumes. Et voici que depuis huit mois ils en étaient séparés par une infranchissable barrière de fils de fer barbelés et de mitrailleuses. Parfois cela leur sortait de la mémoire. Je parlais un jour à une vieille femme qui transportait une de ces petites lampes en fer dans lesquelles les Espagnols brûlent de l’huile d’olive. « Où puis-je en acheter une semblable ? demandai-je. – À Huesca », me répondit-elle sans réfléchir, puis nous nous mîmes tous deux à rire. Les jeunes filles du village étaient de splendides créatures, éclatantes de vie, aux cheveux d’un noir de jais, à la démarche balancée ; avec cela une façon de se comporter loyale, comme d’homme à homme, fruit indirect de la révolution probablement.

Des hommes, vêtus de chemises bleues en loques et de pantalons de velours noir à côtes, coiffés de chapeaux de paille à larges bords, en train de labourer les champs, marchaient derrière des attelages de mulets dont les oreilles battaient au rythme des pas. Ils avaient de bien mauvaises charrues qui ne faisaient qu’ameublir superficiellement le sol, sans pouvoir y creuser quelque chose qui méritât le nom de sillon. Tous leurs instruments d’agriculture étaient déplorablement archaïques, car tout était commandé par le prix élevé du métal. On raccommodait un soc brisé, par exemple, et on le raccommodait à nouveau, et tant de fois qu’il finissait par n’être plus qu’un assemblage de morceaux. Les râteaux et les fourches étaient en bois. Les bêches, chez ces gens qui possédaient rarement des souliers, étaient chose inconnue ; pour creuser, ils avaient une houe grossière comme celles dont on se sert en Inde. Il y avait aussi une sorte de herse qui vous ramenait tout droit à la fin de l’âge de pierre. De la dimension environ d’une table de cuisine, elle était faite de planches jointes les unes aux autres et mortaisées de centaines de trous ; et dans chacun de ces trous était coincé un éclat de silex qu’on avait obtenu de la forme souhaitée en s’y prenant exactement comme les hommes s’y prenaient il y a dix mille ans. Je me souviens du sentiment presque d’horreur qui s’était emparé de moi lorsque j’étais pour la première fois tombé sur un de ces instruments, à l’intérieur d’une hutte abandonnée, dans le no man’s land. Cela me rendit malade rien que de penser à la somme de travail qu’avait dû exiger la fabrication d’une telle chose, et à la misère à ce point profonde qui faisait employer le silex au lieu de l’acier. J’ai depuis lors ressenti plus de sympathie à l’égard de l’industrialisme. Cependant il y avait dans le village deux tracteurs agricoles modernes, saisis sans doute sur le domaine de quelque grand propriétaire foncier.

Une ou deux fois j’allai en me promenant jusqu’au petit cimetière entouré de murs qui se trouvait à environ un mille du village. Les morts du front étaient en général transportés à Sietamo ; il n’y avait là que les morts du village. Il différait singulièrement d’un cimetière anglais. Ici, aucune piété envers les morts ! Des buissons et une herbe commune avaient tout envahi et des ossements humains étaient éparpillés partout. Mais ce qui était véritablement surprenant, c’était l’absence à peu près absolue d’inscriptions religieuses sur les pierres tombales, bien que celles-ci datassent toutes d’avant la révolution.