Et puis un pip-pip-pip
de la T.S.F. et l’ordre transmis en chuchotant de nous tirer de là pendant
qu’il en était encore temps – ce que nous fîmes, mais pas assez
promptement. Douze pauvres gosses des J.C.I. (l’Union des Jeunesses du
P.O.U.M., correspondant aux J.S.U. du P.S.U.C.), qui avaient été postés à
environ quarante mètres seulement des fascistes, furent surpris par l’aube et
ne purent s’échapper. Tout le jour, sans autre protection que des touffes
d’herbe, ils durent rester là, les fascistes leur tirant dessus chaque fois
qu’ils bougeaient. À la tombée de la nuit sept d’entre eux étaient morts, les
cinq autres parvinrent alors à s’enfuir en rampant dans l’obscurité.
Puis, durant des jours d’affilée, on entendit chaque matin
le bruit des attaques livrées par les anarchistes de l’autre côté de Huesca.
Toujours le même bruit, puis, brusquement, à un moment quelconque avant le
point du jour, le fracas d’ouverture de plusieurs vingtaines de bombes
explosant simultanément – même à des kilomètres de distance, un fracas
infernal et qui déchirait l’air –, et ensuite le grondement continu d’un
tir massif de fusils et de mitrailleuses, lourd roulement ressemblant
curieusement à un roulement de tambours. Peu à peu la fusillade gagnait de
proche en proche toutes les lignes de retranchement qui encerclaient Huesca, et
sortant en trébuchant de nos abris nous nous ruions dans la tranchée, pour nous
affaler contre le parapet où nous demeurions à somnoler, tandis qu’au-dessus de
nos têtes tout était balayé par un feu désordonné et sans but.
Durant le jour les canons tonnaient par à-coups. La Torre Fabián, devenue notre cuisine, fut en partie détruite par
les obus. Ce qui est drôle c’est que, lorsque vous observez à distance prudente
un tir d’artillerie, vous souhaitez toujours que le canonnier atteigne le but,
même si celui-ci renferme votre déjeuner et quelques-uns de vos camarades. Les
fascistes pointaient bien ce matin-là ; peut-être y avait-il à l’œuvre des
artilleurs allemands. Ils encadrèrent parfaitement la Torre
Fabián : un obus au-delà, un en deçà, et puis wuizz-boum ! Les
chevrons du comble qui éclatent et sautent en l’air, une plaque d’uralite qui
tombe en vol plané comme une carte à jouer qu’on a projetée d’une chiquenaude.
Par l’obus suivant, le coin d’un bâtiment fut tranché de façon aussi nette que
s’il eût été coupé au couteau par un géant. Mais les cuisiniers n’en servirent
pas moins le dîner à l’heure – exploit mémorable !
Au fur et à mesure que les jours passaient, les canons que
nous ne pouvions voir mais que nous entendions commençaient chacun à prendre
pour nous une personnalité distincte. Il y avait les deux batteries de canons
russes de 75 mm qui tiraient de tout près, en arrière de nous, et qui, je
ne sais pourquoi, évoquaient dans mon esprit l’image d’un gros homme en train
de frapper une balle de golf. C’étaient les premiers canons russes que je
voyais – ou, plutôt, que j’entendais. Leur trajectoire était basse et leur
tir très rapide, aussi entendait-on presque simultanément l’explosion de la
gargousse, le sifflement et l’éclatement de l’obus. En arrière de Monflorite il
y avait deux très gros canons qui ne tiraient que quelques coups par
jour ; leur grondement était profond et sourd comme l’aboiement au loin de
monstres enchaînés. Là-haut, à Mont-Aragon, forteresse médiévale prise d’assaut
l’année précédente par les troupes gouvernementales (c’était, paraît-il, la
première fois dans son histoire qu’elle l’avait été) et qui gardait l’un des
accès à Huesca, se trouvait une pièce d’artillerie lourde qui devait remonter
loin dans le XIXe siècle. Ses gros obus passaient si lentement en
sifflant que vous étiez certain de pouvoir courir à côté d’eux sans vous
laisser distancer. On ne peut mieux comparer leur bruit qu’avec celui que fait
un homme roulant à bicyclette tout en sifflant. Les mortiers de tranchée, pour
petits qu’ils fussent, étaient les plus désagréables à entendre. Leurs obus
sont en fait des sortes de torpilles à ailettes, de la forme de ces fléchettes
qu’on lance dans les jeux de bistrots, et à peu près de la dimension d’une
bouteille d’un litre ; ils faisaient, en partant, un fracas du diable,
métallique, comme celui de quelque monstrueuse sphère d’acier cendreux que l’on
ferait voler en éclats sur une enclume. Parfois nos avions laissaient tomber
des torpilles aériennes dont l’épouvantable rugissement répercuté par l’écho
faisait vibrer le sol même à deux kilomètres de distance. En éclatant, les obus
des canons fascistes antiaériens parsemaient le ciel de taches blanches
semblables aux petits nuages d’une mauvaise aquarelle, mais je n’en ai jamais
vu s’épanouir à moins d’un millier de mètres d’un avion. Quand un avion pique
de haut pour se servir de sa mitrailleuse, le bruit, d’en bas, ressemble à un
battement d’ailes.
Dans notre secteur il ne se passait pas grand-chose. À deux
cents mètres sur notre droite, là où les fascistes se trouvaient sur une
éminence de terrain plus élevée, leurs canardeurs descendirent quelques-uns de
nos camarades. À deux cents mètres sur notre gauche, au pont sur la rivière,
une sorte de duel se poursuivait entre les mortiers fascistes et les hommes qui
étaient en train de construire une barricade en béton en travers du pont. Ces
satanés petits obus arrivaient en sifflant, bing-crac, bing-crac !,
faisant un vacarme doublement diabolique quand ils atterrissaient sur la route
asphaltée. À cent mètres de là, vous étiez en parfaite sécurité et pouviez
contempler à votre aise les colonnes de terre et de fumée noire qui
jaillissaient comme des arbres magiques. Les pauvres diables autour du pont
passaient une bonne partie de la journée à se réfugier dans les petits abris
qu’ils avaient creusés au flanc de la tranchée.
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