Mais il y eut moins de pertes qu’on aurait pu s’y attendre, et la barricade continua de s’élever régulièrement : un mur de deux pieds d’épaisseur, avec des embrasures pour deux mitrailleuses et un petit canon de campagne. Pour armer le béton on devait se servir de vieux châlits, le seul fer, il faut croire, qu’on pût trouver pour cela.

 

VI

Un après-midi, Benjamin nous dit qu’il avait besoin de quinze volontaires. L’attaque de la redoute fasciste, qui avait été décommandée l’autre fois, devait avoir lieu cette nuit-là. J’huilai mes dix cartouches mexicaines, ternis ma baïonnette (car rien de tel qu’une baïonnette qui brille pour vous faire repérer) et empaquetai une miche de pain, trois pouces de saucisse rouge et un cigare que ma femme m’avait envoyé de Barcelone et que je gardais depuis longtemps en réserve. On nous distribua des bombes, trois à chacun. Le gouvernement espagnol était enfin parvenu à en fabriquer de convenables. D’après le principe des grenades de Mills, mais avec deux goupilles de sûreté au lieu d’une. Une fois que celles-ci étaient arrachées, il s’écoulait un intervalle de sept secondes avant l’explosion de la bombe. Leur principal inconvénient tenait à ce que l’une des goupilles était très dure à arracher, tandis que l’autre avait beaucoup de jeu : de sorte que l’on avait le choix entre ou ne pas toucher aux goupilles avant le moment critique et risquer de ne pouvoir alors enlever la dure à temps, ou retirer celle-ci à l’avance et, dès lors, être constamment sur le gril avec cette bombe dans la poche qui pouvait exploser à tout instant. Mais du moins c’était une petite bombe commode à lancer.

Un peu avant minuit nous descendîmes tous les quinze, sous la conduite de Benjamin, à la Torre Fabián. Depuis le début de la soirée il pleuvait à verse. Les fossés d’irrigation débordaient, et chaque fois qu’en faisant un faux pas l’on dégringolait dans l’un d’eux, on avait de l’eau jusqu’à la taille. Dans la nuit noire et sous les rafales de pluie, massés dans la cour de la ferme, indistincts, des hommes attendaient. Kopp nous harangua, d’abord en espagnol, puis en anglais, et nous expliqua le plan de l’attaque. La ligne fasciste, en cet endroit, faisait un coude comme un L, et le parapet que nous devions attaquer était situé sur une élévation de terrain à l’angle du L. Une trentaine d’entre nous, la moitié Anglais, la moitié Espagnols, devaient, sous le commandement de Jorge Roca, notre chef de bataillon (un bataillon, dans les milices, comptait à peu près quatre cents hommes), et de Benjamin, aller en rampant couper le barbelé fasciste. Jorge lancerait la première bombe comme signal ; tous, alors, nous en enverrions une volée, refoulerions les fascistes du parapet dont nous nous emparerions avant qu’ils n’aient pu se ressaisir. Simultanément, soixante-dix hommes des troupes de choc donneraient l’assaut à la position fasciste voisine, qui se trouvait à deux cents mètres à droite de la première et reliée à elle par un boyau. Afin que nous ne risquions pas de nous tirer mutuellement dessus dans l’obscurité, nous porterions des brassards blancs. Mais juste à ce moment un planton vint dire qu’il n’y avait pas de brassards blancs. On entendit dans le noir une voix suggérer sur un ton plaintif : « Ne pourrait-on s’arranger pour que ce soient les fascistes qui en portent ? »

Il restait une ou deux heures à tirer. Dans la grange située au-dessus de l’écurie à mulets, les obus avaient fait de tels dégâts qu’on n’y pouvait aller et venir sans lumière. La moitié du plancher ayant été arrachée par un feu plongeant, on courait le danger d’une chute de vingt pieds sur les pierres d’en bas. L’un de nous trouva un pic et, s’en servant comme d’un levier, dégagea du plancher une latte fendue ; en quelques minutes nous eûmes allumé un feu et nos vêtements trempés se mirent à fumer. Un autre camarade sortit de sa poche un jeu de cartes. Le bruit – un de ces mystérieux bruits que l’atmosphère de la guerre engendre fatalement – courut qu’on allait nous distribuer du café chaud arrosé d’eau-de-vie. Aussitôt, tous de descendre à la queue leu leu, impatiemment, l’escalier à demi effondré, et de faire le tour de la cour sombre en demandant çà et là où il fallait aller pour trouver ce café. Hélas ! on ne nous distribua pas de café. Au lieu de cela, on nous rassembla, nous fit mettre en file indienne, et Jorge et Benjamin foncèrent dans les ténèbres avec nous tous à leur suite.

Il continuait à pleuvoir et il faisait toujours très noir, mais le vent était tombé. Une boue sans nom. Les sentiers à travers les champs de betteraves n’étaient plus qu’une succession de mottes de terre, aussi glissantes que mât de cocagne, entourées d’immenses flaques. Bien avant d’être arrivés à l’endroit où nous devions quitter notre propre parapet, nous étions tous tombés plusieurs fois et nos fusils étaient tout couverts de boue.