Et, somme toute, au lieu d’être désillusionné, j’étais profondément attiré. Et cela eut pour résultat de rendre mon désir de voir établi le socialisme beaucoup plus réel qu’il n’était auparavant. En partie, peut-être, cela vint de ce que j’eus la chance d’être parmi des Espagnols qui, avec leur décence innée et cette pointe d’anarchisme toujours présente en eux, rendraient même les débuts du socialisme supportables, si l’occasion leur en était donnée.

Naturellement à l’époque j’avais à peine conscience des changements qui s’opéraient dans mon propre esprit. Comme chacun autour de moi, j’avais conscience surtout de l’ennemi, de la chaleur, du froid, de la saleté, des poux, des privations et du danger de temps à autre. Il en est tout autrement aujourd’hui. À cette période qui me paraissait alors si vaine et sans événement, j’attache à présent une grande importance. Elle diffère tellement de tout le reste de ma vie que déjà elle a revêtu ce caractère enchanté qui n’appartient, d’ordinaire, qu’aux souvenirs plus anciens. C’était, sur le moment, une sale histoire à vivre, mais mon esprit y trouve à présent beaucoup à brouter. Puissé-je vous avoir fait comprendre l’atmosphère de ce temps ! J’espère y être parvenu, un peu, dans les premiers chapitres de ce livre. Elle est toute liée dans mon esprit au froid de l’hiver, aux uniformes en loques des miliciens, aux visages ovales des Espagnols, au tapotement de morse des mitrailleuses, aux relents d’urine et de pain moisi, au goût d’étain des ragoûts de fèves versés dans des gamelles non lavées et engloutis à la hâte.

Tout de cette période est demeuré dans mon souvenir avec une netteté singulière. Je revis par la pensée des incidents qui pouvaient paraître trop insignifiants pour valoir la peine qu’on s’en souvînt. Me revoici dans la cagna du Monte Pocero, sur la saillie de calcaire qui me tenait lieu de lit, et le jeune Ramón, son nez aplati entre mes omoplates, ronfle. Je remonte en trébuchant la tranchée fangeuse, à travers le brouillard qui enroule autour de moi ses tourbillons de vapeur froide. J’escalade une crevasse à flanc de montagne et, arrivé à mi-hauteur, tout en tâchant de ne pas perdre l’équilibre, je déploie tous mes efforts pour arracher de terre une racine de romarin sauvage. Cependant que là-haut, par-dessus ma tête, sifflent quelques balles perdues. Je suis couché par terre, caché au milieu de petits sapins en contrebas et à l’ouest du Monte Oscuro, en compagnie de Kopp, de Bob Edwards et de trois Espagnols. Des fascistes sont en train de gravir à la file, comme des fourmis, la hauteur grise, dénudée, qui se trouve sur notre droite. De tout près en face de nous, venant des lignes fascistes, une sonnerie de clairon retentit. Kopp capte mon regard et, d’un geste d’écolier, fait un pied de nez au son. Je suis dans la cour souillée de La Granja, parmi la foule des hommes qui se bousculent, leur gamelle d’étain à la main, autour du chaudron de ragoût. Le gros cuistot harassé les écarte avec la louche. À une table, tout près, un homme barbu, porteur d’un énorme pistolet automatique attaché par une courroie au ceinturon, coupe les pains en cinq morceaux. Derrière moi une voix à l’accent faubourien de Londres (la voix de Bill Chambers avec qui je me suis querellé amèrement et qui fut par la suite tué à l’extérieur de Huesca) chante :

 

Il y a des rats, des rats,

Des rats aussi gros que des chats,

Dans le…

 

Un obus arrive avec un sifflement déchirant. Des enfants de quinze ans se jettent visage contre terre. Le cuistot disparaît derrière le chaudron. Chacun se relève l’air penaud, tandis que l’obus plonge et éclate cent mètres plus loin. Je fais les cent pas le long du cordon de sentinelles dissimulées sous les rameaux sombres des peupliers. Dans le fossé extérieur débordant, les rats barbotent en faisant autant de bruit que des loutres. Alors que commencent à poindre derrière nous les premières lueurs jaunes d’or de l’aurore, la sentinelle andalouse, emmitouflée dans sa capote, se met à chanter. Et on peut entendre par-delà le no man’s land, à cent ou deux cents mètres de nous, la sentinelle fasciste chanter aussi.

Le 25 avril, après les mañana d’usage, une autre section vint nous relever ; nous leur remîmes nos fusils, pliâmes bagage et reprîmes le chemin du retour vers Monflorite.