Je n’étais point fâché de quitter le front. Les poux parvenaient à se multiplier dans mon pantalon plus vite que je ne parvenais, moi, à les massacrer ; en outre, depuis plus d’un mois je n’avais plus de chaussettes et il restait très peu de semelles à mes bottes, si bien que je marchais à peu près nu-pieds. Je désirais un bain chaud, des vêtements propres et une nuit entre des draps, avec plus de passion qu’on n’en peut apporter à désirer quoi que ce soit si l’on a mené une vie normale de civilisé. Nous dormîmes quelques heures dans une grange à Monflorite, grimpâmes dans un camion au petit jour, attrapâmes le train de cinq heures à Barbastro et – ayant eu la chance d’avoir la correspondance à Lérida avec un train plus rapide – nous arrivâmes à Barcelone vers trois heures de l’après-midi, le 26. Et après cela les choses commencèrent à se gâter.

 

VIII

De Mandalay, en Haute-Birmanie, on peut aller par train à Maymyo, la principale station de montagne de la province, au bord du plateau de Chan. C’est une drôle d’expérience. On est, au départ, dans l’atmosphère caractéristique d’une ville orientale – soleil ardent, palmiers poussiéreux, odeurs de poisson, d’épices et d’ail, fruits mous et humides des tropiques, pullulement d’êtres humains aux visages basanés – et l’on est tellement accoutumé à cette atmosphère qu’on l’emporte avec soi tout entière, pour ainsi dire, dans le compartiment de chemin de fer. Mentalement on est encore à Mandalay quand le train s’arrête à Maymyo, à quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Or voici qu’en descendant du train, on entre de plain-pied dans un univers différent. Subitement l’on respire un air frais et pur qui pourrait être celui de l’Angleterre, et partout autour de soi on voit de l’herbe verte, des fougères, des sapins, et des montagnardes aux joues roses qui vendent des paniers de fraises.

Mon retour à Barcelone, après trois mois et demi de front, me rappela cela. Ce fut le même brusque et saisissant changement d’atmosphère. Dans le train, durant tout le trajet jusqu’à Barcelone, l’atmosphère du front persista ; faite de saleté, de vacarme, d’inconfort, de vêtements en loques, de privations, de camaraderie et d’égalité. Le train, déjà rempli de miliciens au départ de Barbastro, fut envahi à chaque arrêt par toujours plus de paysans ; des paysans encombrés de bottes de légumes, de volailles terrifiées qu’ils transportaient tête en bas, et de sacs qui, sur le sol, décrivaient des boucles et se tortillaient et qu’on découvrit pleins de lapins vivants – et pour finir, d’un très important troupeau de moutons qu’on enfourna dans les compartiments en coinçant les bêtes dans tous les espaces vides. Les miliciens s’égosillaient à chanter des chants révolutionnaires qui couvraient le ferraillement du train, et ils envoyaient des baisers ou agitaient des mouchoirs rouge et noir chaque fois qu’ils voyaient une jolie fille le long de la voie ferrée. Des bouteilles de vin et d’anis, l’infecte liqueur aragonaise, circulaient de main en main. Les outres espagnoles en peau de bouc permettaient de faire gicler un jet de vin droit dans la bouche de son ami d’un bout à l’autre d’un compartiment de chemin de fer, ce qui épargnait beaucoup de dérangement. À côté de moi un gars de quinze ans, aux yeux noirs, faisait des récits sensationnels et, j’en jurerais, complètement faux, de ses propres exploits sur le front à deux vieux paysans aux visages parcheminés qui l’écoutaient bouche bée. Bientôt les paysans défirent leurs paquets et nous offrirent un vin violacé et gluant. Nous étions tous profondément heureux, plus heureux que je ne puis l’exprimer. Mais lorsque le train, après avoir traversé Sabadell, roula dans Barcelone, nous nous trouvâmes soudain dans une atmosphère qui nous était, à nous et à ceux de notre sorte, à peine moins étrangère et hostile que si c’eût été Paris ou Londres.

Tous ceux qui firent deux voyages, à quelques mois d’intervalle, à Barcelone durant la guerre ont fait la remarque qu’il s’y était opéré d’extraordinaires changements. Et, chose curieuse, qu’ils y fussent venus d’abord en août et de nouveau en janvier, ou, comme moi, en décembre, puis en avril, ce fut la même constatation qui s’imposa à eux : à savoir, que l’atmosphère révolutionnaire avait disparu. À quiconque s’était trouvé là en août, alors que le sang était à peine sec dans les rues et que les milices étaient logées dans les hôtels de premier ordre, Barcelone en décembre ne pouvait que paraître « bourgeoise » ; à moi, nouvellement arrivé d’Angleterre, elle faisait l’effet d’une ville prolétarienne et dépassant même, à cet égard, tout ce que j’avais imaginé possible. À présent les choses étaient revenues en arrière. Barcelone était à nouveau une ville ordinaire, un peu dans la gêne et un peu éraflée par la guerre, mais sans nul signe extérieur de la prédominance de la classe ouvrière.

Le changement d’aspect des foules était saisissant. L’uniforme des milices et les salopettes bleues avaient presque disparu ; tout le monde semblait porter les élégants complets d’été qui sont la spécialité des tailleurs espagnols. On voyait partout des hommes gras à l’air florissant, des femmes habillées avec recherche et des automobiles luisantes. (Il me parut qu’il n’y en avait toujours pas de privées : néanmoins il suffisait, semblait-il, d’être une personnalité marquante pour avoir à sa disposition une automobile.) La ville regorgeait d’officiers de l’armée populaire récemment créée, type d’homme qui commençait à peine d’exister à l’époque où j’avais quitté Barcelone. L’armée populaire comptait un officier pour dix hommes. Un certain nombre de ces officiers avaient servi dans les milices et avaient été rappelés du front pour recevoir une instruction technique, mais la majorité d’entre eux étaient des jeunes gens qui avaient mieux aimé aller à l’École de guerre que s’engager dans les milices. Ils n’avaient pas avec leurs hommes des rapports tout à fait du genre de ceux qui existent dans une armée bourgeoise, mais il y avait une nette différence sociale, qui se traduisait par une différence de solde et d’uniforme. Les hommes portaient une sorte de grossière salopette brune, les officiers un élégant uniforme kaki, cintré comme l’uniforme d’officier de l’armée britannique, mais avec plus d’exagération. Je ne pense pas qu’il y en eût parmi eux plus d’un sur vingt qui eût déjà été au front ; n’empêche que tous portaient, attaché par une courroie au ceinturon, un pistolet automatique ; nous, au front, nous ne pouvions à aucun prix nous en procurer. Tandis que nous fendions la foule en remontant la rue, je m’aperçus que les gens braquaient les yeux sur nos dehors crasseux.