Bien sûr, comme tous
les hommes qui ont passé plusieurs mois au front, nous n’étions pas beaux à
voir. Je ressemblais, je m’en rendais compte, à un épouvantail. Ma veste de
cuir était en lambeaux, ma casquette de laine n’avait plus de forme et me
glissait continuellement sur l’œil, de mes bottes il ne restait plus guère que
les empeignes distendues. Et nous étions tous plus ou moins dans cet état, et
par surcroît sales et pas rasés ; il n’y avait donc rien d’étonnant à ce
que les gens écarquillassent les yeux. Mais j’en étais un peu démonté, et cela
me fit sentir qu’il avait dû se passer un certain nombre de choses singulières
au cours des trois derniers mois.
Durant les quelques jours suivants, je vis à d’innombrables
indices que ma première impression n’avait pas été fausse. Un profond
changement s’était produit. Deux faits donnaient le ton à tout le reste. D’une
part, les gens – la population civile – ne s’intéressaient plus
beaucoup à la guerre ; d’autre part, l’habituelle division de la société
en riches et en pauvres, en classe supérieure et classe inférieure s’affirmait
de nouveau.
L’indifférence générale à l’égard de la guerre était de
nature à surprendre et à écœurer passablement. Elle scandalisait ceux qui
arrivaient à Barcelone venant de Madrid ou même de Valence. En partie elle
tenait à ce que Barcelone était éloignée du véritable champ de bataille ;
j’ai remarqué un mois plus tard qu’il en allait de même à Tarragone, où la vie
d’une plage à la mode continuait à peu près telle qu’en temps ordinaire. Mais
il était significatif que par toute l’Espagne l’engagement volontaire fût en
baisse depuis janvier environ. En Catalogne, en février, la première grande
campagne de propagande pour l’armée populaire avait soulevé une vague
d’enthousiasme, mais sans beaucoup accroître le recrutement. On n’était en
guerre que depuis quelque six mois lorsque le gouvernement fut obligé de
recourir à la conscription, chose qui n’a rien de surprenant dans une guerre
avec l’étranger, mais qui paraît une anomalie dans une guerre civile. Sans
aucun doute cela tenait à ce que les espoirs révolutionnaires par lesquels la
guerre avait commencé avaient été déçus. Si les membres des syndicats, qui se
constituèrent en milices et repoussèrent les fascistes jusqu’à Saragosse dans
les quelques premières semaines de la guerre, s’étaient comportés ainsi,
c’était dans une large mesure parce qu’ils croyaient se battre pour la prise du
pouvoir par la classe ouvrière ; mais il devenait de plus en plus évident
que la prise du pouvoir par la classe ouvrière était une cause perdue, et l’on
ne pouvait blâmer la masse du peuple, et particulièrement le prolétariat des
villes (à qui incombe, dans toute guerre, civile ou étrangère, de fournir les
hommes de troupe) de faire montre d’une certaine indifférence. Personne ne
souhaitait perdre la guerre, mais à la majorité des gens, il tardait surtout
qu’elle fût finie. On sentait cela où qu’on allât. Partout on était accueilli
par la même remarque de pure forme : « Ah ! cette guerre… c’est
affreux, n’est-ce pas ? Quand donc finira-t-elle ? » Les gens
politiquement conscients, eux, étaient infiniment plus au courant de la guerre
d’extermination réciproque entre anarchistes et communistes que du combat
contre Franco. Pour la masse du peuple, la disette était le plus important.
« Le front », on en était venu à y penser comme à un lointain lieu
mythique où les jeunes hommes disparaissaient et d’où, ou bien ils ne
revenaient pas, ou bien ils revenaient au bout de trois ou quatre mois, de
l’argent plein les poches. (Un milicien recevait habituellement l’arriéré de
solde au moment où il partait en permission.) On n’avait pas d’égards
particuliers pour les blessés, même pour ceux qui sautillaient en s’aidant de
béquilles. Ce n’était plus à la mode d’être dans les milices. Les magasins, qui
sont toujours les baromètres du goût public, le dénotaient clairement. Lors de
mon premier passage à Barcelone, ils étaient, certes, pauvres et minables, mais
s’étaient spécialisés dans l’équipement des miliciens. Bonnets de police,
blousons à fermeture Éclair, ceinturons et baudriers, couteaux de chasse,
bidons, étuis à revolver étaient en montre à toutes les devantures. À présent
les magasins avaient, de façon marquée, plus de chic, mais la guerre avait été
reléguée au second plan. Comme je m’en rendis compte un peu plus tard, en
achetant mon fourniment avant de repartir au front, il était très difficile de
se procurer certaines des choses dont on avait diablement besoin au front.
Pendant ce temps-là se poursuivait une propagande
systématique contre les milices de parti et en faveur de l’armée populaire. La
situation était ici plutôt singulière. Depuis février, toutes les forces armées
avaient, théoriquement, été incorporées à l’armée populaire et les milices
étaient, sur le papier, réorganisées sur le principe de l’armée populaire, avec
échelle différentielle de soldes, nomination officielle aux grades en passant
par les cadres, etc. Les divisions étaient formées de « brigades
mixtes » qui étaient censées se composer en partie de troupes de l’armée populaire
et en partie de milices. Mais les seuls changements qui avaient été
effectivement opérés étaient des changements de noms.
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