Je trouvai moyen d’en prendre une photographie plutôt floue, que par la
suite on me vola.
Au matin de notre troisième jour à Alcubierre, les fusils
arrivèrent. Un sergent au visage rude et basané les distribua dans l’écurie à
mulets. J’eus un accès de découragement quand je vis ce qu’on me donnait :
un Mauser allemand qui portait la date de 1896 ! vieux de plus de quarante
ans ! Il était rouillé, la culasse mobile fonctionnait mal, la sous-garde
en bois était fendue, et il suffisait de jeter un seul coup d’œil dans l’âme
pour voir qu’elle était irrémédiablement corrodée. La plupart des autres
fusils, également, étaient mauvais, quelques-uns même pires encore ; et
l’on ne chercha même pas à donner les meilleures armes aux hommes qui savaient
s’en servir. Le meilleur fusil du lot fut donné à une petite brute de quinze
ans, faible d’esprit, que tous appelaient le maricòn (la
« tapette »). Le sergent nous octroya cinq minutes
d’« instruction » ; ça consista à nous expliquer la manière de
charger un fusil et de démonter la culasse. Bon nombre de miliciens n’avaient
encore jamais eu un fusil entre les mains, et rares étaient, je pense, ceux qui
savaient à quoi sert la mire. On nous distribua les cartouches, cinquante par
homme, puis on nous fit mettre en rangs, barda au dos, et en route pour le
front, à trois kilomètres de là.
La « centurie », quatre-vingts hommes et plusieurs
chiens, se dévida irrégulièrement sur le chemin en montant la côte. À toute
colonne de miliciens était attaché au moins un chien, comme mascotte. Un pauvre
animal qui nous accompagnait avait été marqué au fer chaud, il portait
l’inscription « P.O.U.M. » en énormes lettres, et il avait une
manière furtive de se glisser le long de la colonne comme s’il se rendait
compte qu’il y avait quelque chose dans son aspect qui clochait.
En tête de la colonne, à côté du drapeau rouge, allait
Georges Kopp, notre commandant, un Belge corpulent, monté sur un cheval
noir ; un peu en avant un jeune cavalier – de cette cavalerie des
milices qui avait l’air d’une bande de brigands – caracolait, escaladait
au galop chaque éminence de terrain et, arrivé au sommet, prenait des poses
pittoresques. Les splendides chevaux de la cavalerie espagnole avaient été
saisis en grand nombre au cours de la révolution et avaient été remis aux
milices qui, bien entendu, étaient en train de les éreinter.
La route serpentait entre des champs jaunis, incultes,
laissés à l’abandon depuis la moisson de l’année précédente. Devant nous
s’étendait la basse sierra qui sépare Alcubierre de Saragosse. Nous approchions
des premières lignes ; nous approchions des bombes, des mitrailleuses et
de la boue. En secret j’avais peur. Je savais qu’actuellement le front était
calme, mais, à la différence de la plupart de ceux qui m’entouraient, j’étais
assez âgé pour me souvenir de la Grande Guerre, si je ne l’étais pas assez pour
l’avoir faite. La guerre, pour moi, cela signifiait le rugissement des
projectiles, et des éclats d’obus qui sautent ; cela signifiait surtout la
boue, les poux, la faim et le froid. C’est curieux, mais j’appréhendais le froid
beaucoup plus que je ne redoutais l’ennemi. L’idée du froid m’avait sans cesse
hanté pendant que j’étais à Barcelone ; j’avais même passé des nuits
blanches à me représenter le froid dans les tranchées, les alertes dans les
aubes sinistres, les longues heures de faction avec dans les mains un fusil
givré, la boue glaciale où je pataugerais.
J’avoue, aussi, que j’éprouvais une sorte d’effroi en
considérant mes compagnons. On ne peut s’imaginer à quel point nous avions
l’air d’une cohue. Nous marchions à la débandade, en gardant beaucoup moins de
cohésion encore qu’un troupeau de moutons ; avant d’avoir fait deux
kilomètres, l’arrière-garde de la colonne fut hors de vue. Et une bonne moitié
de ces soi-disant hommes étaient des enfants – j’entends bien littéralement,
des enfants de seize ans au plus. Et cependant ils étaient tous heureux et ne
se sentaient pas de joie à la perspective d’être enfin sur le front. Comme nous
en approchions, les jeunes garçons qui, en tête, entouraient le drapeau rouge,
se mirent à crier : « Visca P.O.U.M. ! –
fascistas-maricones ! » etc. Ils
s’imaginaient pousser des clameurs guerrières et menaçantes, mais sortant de
ces gosiers enfantins, elles produisaient un effet aussi attendrissant que des
miaulements de chatons. Il me semblait affreux que les défenseurs de la
République, ce fût cette bande d’enfants en guenilles portant des fusils hors
d’usage et dont ils ne savaient même pas se servir ! Je me demandai, il
m’en souvient, ce qui arriverait si un avion fasciste venait à nous survoler –
si même l’aviateur se donnerait la peine de piquer sur nous et de nous envoyer
une rafale de mitrailleuse. Sûrement, même de là-haut, il pourrait se rendre
compte que nous n’étions pas de vrais soldats.
Comme la route s’engageait dans la sierra, nous obliquâmes
vers la droite et grimpâmes par un étroit sentier muletier qui serpentait à
flanc de montagne. Dans cette partie de l’Espagne, les monts sont de formation
curieuse : en fer à cheval, avec des sommets assez plats et des versants
très abrupts qui plongent dans de larges ravins. Sur les pentes supérieures
rien ne pousse, que des arbustes rabougris et de la bruyère, et les ossements
blancs du calcaire saillent partout. Le front, dans ce secteur, n’était pas une
ligne continue de tranchées, mais tout simplement un cordon de postes
fortifiés, uniformément appelés « positions », perchés sur chacun des
sommets. De loin on pouvait voir notre « position » située à la
courbe du fer à cheval : une barricade mal faite de sacs de terre, un
drapeau rouge qui flottait, la fumée de feux de cagnas.
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