D’un peu plus près l’on
pouvait sentir une écœurante puanteur douceâtre qui m’est ensuite restée des
semaines dans les narines. Dans la crevasse qui se trouvait juste derrière
notre position on jetait depuis plusieurs mois toutes les ordures – il y
avait là une épaisse couche putride de croûtons de pain, d’excréments et de
boîtes de conserves rouillées.
Les hommes de la compagnie que nous relevions étaient en
train de rassembler leur fourbi. Ils venaient de passer trois mois en
ligne ; leurs uniformes étaient plaqués de boue, leurs bottes s’en
allaient en morceaux, et ils avaient le visage envahi de barbe. Le capitaine
commandant la position, qui se nommait Levinski mais que tous appelaient
Benjamin, Juif polonais de naissance mais parlant le français comme sa langue
maternelle, sortit en rampant de son abri pour nous accueillir. C’était un
jeune homme d’environ vingt-cinq ans, de petite taille, avec des cheveux raides
et noirs et un pâle visage ardent, toujours très sale en cette époque de
guerre. On entendait claquer là-haut quelques balles perdues. La position était
une enceinte semi-circulaire d’environ cinquante mètres de diamètre ; son
parapet était fait à demi de sacs de terre, à demi de blocs de calcaire. Il y
avait trente ou quarante abris qui s’enfonçaient dans le sol comme des
terriers. Vite nous nous engouffrâmes, Williams, moi-même et le beau-frère
espagnol de Williams, dans le plus proche abri inoccupé qui nous parut
habitable. Quelque part sur le front en avant de nous, de temps en temps un
coup de fusil claquait, éveillant d’étranges échos roulants parmi les collines
rocailleuses. Nous venions de laisser tomber à terre notre barda et nous étions
en train de ramper hors de l’abri quand il y eut à nouveau un claquement et
l’un des enfants de notre compagnie, qui était au parapet, se rejeta en
arrière, le visage ruisselant de sang. Il avait voulu tirer un coup de feu et,
je ne sais comment, avait trouvé moyen de faire sauter la culasse ; les
éclats de douille lui avaient déchiqueté le cuir chevelu. C’était notre premier
blessé et, ce qui était caractéristique, il s’était blessé lui-même.
Dans le courant de l’après-midi nous prîmes notre premier
tour de garde et Benjamin nous fit visiter la position. En avant du parapet
courait un réseau de boyaux taillés dans le roc, avec des créneaux très
primitifs faits d’entassements de blocs de calcaire. Il y avait douze
sentinelles, postées de loin en loin dans la tranchée, derrière le parapet
intérieur. En avant de la tranchée on avait disposé du barbelé ; au-delà,
le versant montagneux dévalait dans un ravin qui semblait sans fond ; en
face, des collines dénudées, par endroits simples escarpements rocheux, tout
gris et hivernaux, sans trace de vie nulle part, sans même un oiseau. Je
risquai un coup d’œil avec précaution par une meurtrière, cherchant à découvrir
la tranchée fasciste.
« Où se trouve l’ennemi ?
Benjamin fit de la main un geste large :
— Over zere (Benjamin parlait anglais – un
anglais épouvantable) : Là-bas, de l’autre côté.
— Mais où ? »
D’après l’idée que je me faisais de la guerre de tranchées,
les fascistes eussent dû se trouver à cinquante ou cent mètres. Or j’avais beau
regarder, je ne voyais rien ; sans doute leurs tranchées étaient-elles
bien camouflées. Mais tout d’un coup je découvris avec consternation ce que
montrait le geste de Benjamin : au sommet de la colline en face, par delà
le ravin, à sept cents mètres au moins, le minuscule tracé d’un parapet et un
drapeau rouge et jaune – la position fasciste. Je fus indiciblement
désappointé. Nulle part nous n’étions proches de l’ennemi ! À cette
distance nos fusils n’étaient d’aucune utilité. Mais à cet instant nous
entendîmes des cris de surexcitation : deux fascistes, semblables de loin
à des figurines grisâtres, étaient en train de grimper à quatre pattes le
versant dénudé de la colline en face de nous. Benjamin se saisit du fusil de
l’homme le plus proche, visa, et pressa la détente. Clic ! La cartouche
rata ; cela me parut de mauvais augure.
Les nouvelles sentinelles ne furent pas plutôt dans la
tranchée qu’elles entamèrent une terrifiante fusillade au petit bonheur, sans
rien viser en particulier. J’apercevais les fascistes, aussi infimes que des
fourmis, qui se jetaient de côté et d’autre derrière le parapet ; parfois
un point noir, qui était une tête, s’immobilisait un instant, s’exposant avec
insolence. De toute évidence, il ne servait à rien de tirer. Mais au bout d’un
petit moment la sentinelle à ma gauche, abandonnant son poste à la façon
typique des Espagnols, se coula auprès de moi et se mit à me presser de tirer.
J’essayai de lui expliquer qu’à cette distance et avec de tels fusils on ne
pouvait toucher un homme que par le plus grand des hasards. Mais ce n’était
qu’un enfant et il n’arrêtait pas de me faire signe avec son fusil de tirer sur
un des points noirs, et il grimaçait en montrant les dents avec l’air de
convoitise d’un chien qui attend qu’on lui jette un caillou. Je finis par
mettre la hausse à sept cents mètres et je lâchai le coup. Le point noir
disparut.
1 comment