On m’essaya, et dans les quatre ou cinq lignes qu’on me dicta, on ne trouva pas de fautes. J’avais assez lu de livres pour avoir appris un peu la langue par routine ; mais je ne savais pas les principes, et je n’osais pas trop le dire, de peur de manquer d’ouvrage. Je ne fis pourtant pas de fautes dans mes copies, et ce fut à force d’attention. Cette attention me faisait perdre beaucoup de temps, et je vis que j’aurais plus tôt fait d’apprendre la grammaire et de m’exercer tout seul à faire des thèmes. En effet, la chose marcha vite ; mais, comme je pris beaucoup sur mon sommeil, je tombai malade. Mon frère me retira dans son grenier, et travailla pour deux. Le peu d’argent que j’avais gagné en copiant le manuscrit de l’auteur servit à payer le pharmacien. Je ne voulus pas faire savoir ma position à mon jeune peintre. J’avais vu par mes yeux qu’il était lui-même souvent aux expédients, n’ayant encore ni réputation, ni fortune. Je savais que son bon cœur le porterait à me secourir ; et comme il l’avait fait déjà malgré moi, j’aimais mieux mourir sur mon grabat que de l’induire encore en dépense. Il me crut ingrat, et, trouvant une occasion favorable pour faire le voyage d’Italie, objet de tous ses désirs, il partit sans me voir, emportant de moi une idée qui me fait bien du mal.
Quand je revins à la santé, je vis mon pauvre frère amaigri, exténué, nos petites épargnes dépensées, et la boutique fermée pour nous ; car, pour me soigner, Jean avait manqué bien des journées. C’était au mois de juillet de l’année passée, par une chaleur de tous les diables. Nous causions tristement de nos petites affaires, moi encore couché et si faible, que je comprenais à peine ce que Jean me disait. Pendant ce temps-là, nous entendions tirer le canon, et nous ne songions pas même à demander pourquoi. Mais la porte s’ouvre, et deux de nos camarades de la boutique, tout échevelés, tout exaltés, viennent nous chercher pour vaincre ou périr, c’était leur manière de dire. Je demande de quoi il s’agit.
– De renverser la royauté et d’établir la république, me disent-ils.
Je saute à bas de mon lit : en deux secondes, je passe un mauvais pantalon et une blouse en guenilles, qui me servait de robe de chambre. Jean me suit.
– Mieux vaut mourir d’un coup de fusil que de faim, disait-il.
Nous voilà partis.
Nous arrivons à la porte d’un armurier, où des jeunes gens comme nous distribuaient des fusils à qui en voulait. Nous en prenons chacun un, et nous nous postons derrière une barricade. Au premier feu de la troupe, mon pauvre Jean tombe roide mort à côté de moi. Alors je perds la raison, je deviens furieux. Ah ! je ne me serais jamais cru capable de répandre tant de sang. Je m’y suis baigné pendant trois jours jusqu’à la ceinture, je puis dire ; car j’en étais couvert, et non pas seulement de celui des autres, mais du mien qui coulait par plusieurs blessures ; mais je ne sentais rien. Enfin, le 2 août, je me suis trouvé à l’hôpital, sans savoir comment j’y étais venu. Quand j’en suis sorti, j’étais plus misérable que jamais, et j’avais le cœur navré ; mon frère Jean n’était plus avec moi, et la royauté était rétablie.
J’étais trop faible pour travailler, et puis ces journées de juillet m’avaient laissé dans la tête je ne sais quelle fièvre. Il me semblait que la colère et le désespoir pouvaient faire de moi un artiste ; je rêvais des tableaux effrayants ; je barbouillais les murs de figures que je m’imaginais dignes de Michel-Ange. Je lisais les Iambes de Barbier, et je les façonnais dans ma tête en images vivantes. Je rêvais, j’étais oisif, je mourais de faim, et ne m’en apercevais pas. Cela ne pouvait pas durer bien longtemps, mais cela dura quelques jours avec tant de force, que je n’avais souci de rien autour de moi. Il me semblait que j’étais contenu tout entier dans ma tête, que je n’avais plus ni jambes, ni bras, ni estomac, ni mémoire, ni conscience, ni parents, ni amis. J’allais devant moi par les rues, sans savoir où je voulais aller.
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