J’étais toujours ramené, sans savoir comment, au tour des tombes de Juillet. Je ne savais pas si mon pauvre frère était enterré là, mais je me figurais que lui ou les autres martyrs, c’était la même chose, et que, presser cette terre de mes genoux, c’était rendre hommage à la cendre de mon frère. J’étais dans un état d’exaltation qui me faisait sans cesse parler tout haut et tout seul. Je n’ai conservé aucun souvenir de mes longs discours ; il me semble que le plus souvent je parlais en vers. Cela devait être mauvais et bien ridicule, et les passants devaient me prendre pour un fou. Mais moi, je ne voyais personne, et je ne m’entendais moi-même que par instants. Alors je m’efforçais de me taire, mais je ne le pouvais pas. Ma figure était baignée de sueur et de larmes, et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que cet état de désespoir n’était pas sans quelque douceur. J’errais toute la nuit, ou je restais assis sur quelque borne, au clair de la lune, en proie à des rêves sans fin et sans suite, comme ceux qu’on fait dans le sommeil. Et pourtant je ne dormais pas, car je marchais, et je voyais sur les murs ou sur le pavé mon ombre marcher et gesticuler à côté de moi. Je ne comprends pas comment je ne fus pas une seule fois ramassé par la garde.

Je rencontrai enfin un étudiant que j’avais vu quelquefois dans l’atelier de mon jeune peintre. Il ne fut pas fier, quoique j’eusse l’air d’un mendiant, et il m’accosta le premier. Je n’y mis pas de discrétion, je ne savais pas si j’étais bien ou mal mis. J’avais bien autre chose dans la cervelle, et je marchai à côté de lui sur les quais, lui parlant peinture ; car c’était mon idée fixe. Il parut s’intéresser à ce que je lui disais. Peut-être aussi n’était-il pas fâché de se montrer avec un des bras-nus des glorieuses journées, et de faire croire par là aux badauds qu’il s’était battu. À cette époque-là, les jeunes gens de la bourgeoisie tiraient une grande vanité de pouvoir montrer un sabre de gendarme qu’ils avaient acheté à quelque voyou après la fête, ou une égratignure qu’ils s’étaient faite en se mettant à la fenêtre précipitamment, pour regarder. Celui-là me parut un peu de la trempe des vantards : il prétendait m’avoir vu et parlé à telle et telle barricade, où je ne me souvenais nullement de l’avoir rencontré. Enfin, il me proposa de déjeuner avec lui, et j’acceptai sans fierté ; car il y avait je ne sais combien de jours que je n’avais rien pris, et ma cervelle commençait à déménager sérieusement. Après le déjeuner, il s’en allait visiter le cabinet de M. Dusommerard, à l’ancien hôtel de Cluny ; il me proposa de l’accompagner, et je le suivis machinalement.

La vue de toutes les merveilles d’art et de rareté entassées dans cette collection me passionna tellement que j’oubliai tous mes chagrins en un instant. Il y avait dans un coin plusieurs élèves en peinture qui copiaient des émaux pour la collection gravée que fait faire à ses frais M. Dusommerard. Je jetai les yeux sur leur travail ; il me sembla que j’en pourrais bien faire autant, et même que je verrais plus juste que quelques-uns d’entre eux. Dans ce moment, M. Dusommerard rentra, et fut salué par mon introducteur l’étudiant, qui le connaissait un peu. Ils se tinrent quelques minutes à distance de moi, et je vis bien à leurs regards que j’étais l’objet de leur explication. Comme le déjeuner m’avait rendu un peu de sang-froid, je commençais à comprendre que ma mauvaise tenue était choquante, et que l’antiquaire aurait bien pu me prendre pour un voleur, si l’autre ne lui eût répondu de moi. M. Dusommerard est très bon ; il n’aime pas les faiseurs d’embarras, mais il oblige volontiers les pauvres diables qui lui montrent du zèle et du désintéressement.