Certes, l’exemple est rare et digne de mémoire, De trouver dans la fuite un chemin à la gloire.

VALÈRE: Quelle confusion, et quelle honte à vous D’avoir produit un fils qui nous conserve tous, Qui fait triompher Rome, et lui gagne un empire ?

À quels plus grands honneurs faut-il qu’un père aspire ?

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LE VIEIL HORACE: Quels honneurs, quel triomphe, et quel empire enfin, Lorsqu’Albe sous ses lois range notre destin ?

VALÈRE: Que parlez-vous ici d’Albe et de sa victoire ?

Ignorez-vous encor la moitié de l’histoire ?

LE VIEIL HORACE: Je sais que par sa fuite il a trahi l’état.

VALÈRE: Oui, s’il eût en fuyant terminé le combat ; Mais on a bientôt vu qu’il ne fuyait qu’en homme Qui savait ménager l’avantage de Rome.

LE VIEIL HORACE: Quoi, Rome donc triomphe !

VALÈRE: Apprenez, apprenez

La valeur de ce fils qu’à tort vous condamnez.

Resté seul contre trois, mais en cette aventure Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure, Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d’eux, Il sait bien se tirer d’un pas si dangereux ; Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse Divise adroitement trois frères qu’elle abuse.

Chacun le suit d’un pas ou plus ou moins pressé, Selon qu’il se rencontre ou plus ou moins blessé ; Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite ; Mais leurs coups inégaux séparent leur poursuite.

Horace, les voyant l’un de l’autre écartés, Se retourne, et déjà les croit demi-domptés : Il attend le premier, et c’était votre gendre.

L’autre, tout indigné qu’il ait osé l’attendre, En vain en l’attaquant fait paraître un grand cœur ; Le sang qu’il a perdu ralentit sa vigueur.

Albe à son tour commence à craindre un sort contraire ; Elle crie au second qu’il secoure son frère : Il se hâte et s’épuise en efforts superflus ; 40

Il trouve en les joignant que son frère n’est plus.

CAMILLE: Hélas !

VALÈRE: Tout hors d’haleine il prend pourtant sa place, Et redouble bientôt la victoire d’Horace : Son courage sans force est un débile appui ; Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui.

L’air résonne des cris qu’au ciel chacun envoie ; Albe en jette d’angoisse, et les Romains de joie.

Comme notre héros se voit près d’achever, C’est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver :

" j’en viens d’immoler deux aux mânes de mes frères ; Rome aura le dernier de mes trois adversaires, C’est à ses intérêts que je vais l’immoler, "

Dit-il ; et tout d’un temps on le voit y voler.

La victoire entre eux deux n’était pas incertaine ; L’Albain percé de coups ne se traînait qu’à peine, Et comme une victime aux marches de l’autel, Il semblait présenter sa gorge au coup mortel : Aussi le reçoit-il, peu s’en faut, sans défense, Et son trépas de Rome établit la puissance.

LE VIEIL HORACE: Ô mon fils ! Ô ma joie ! Ô l’honneur de nos jours !

Ô d’un état penchant l’inespéré secours !

Vertu digne de Rome, et sang digne d’Horace !

Appui de ton pays, et gloire de ta race !

Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements L’erreur dont j’ai formé de si faux sentiments ?

Quand pourra mon amour baigner avec tendresse Ton front victorieux de larmes d’allégresse ?

VALÈRE: Vos caresses bientôt pourront se déployer : Le roi dans un moment vous le va renvoyer, Et remet à demain la pompe qu’il prépare D’un sacrifice aux dieux pour un bonheur si rare ; 41

Aujourd’hui seulement on s’acquitte vers eux Par des chants de victoire et par de simples vœux.

C’est où le roi le mène, et tandis il m’envoie Faire office vers vous de douleur et de joie ; Mais cet office encor n’est pas assez pour lui ; Il y viendra lui-même, et peut-être aujourd’hui : Il croit mal reconnaître une vertu si pure, Si de sa propre bouche il ne vous en assure, S’il ne vous dit chez vous combien vous doit l’état.

LE VIEIL HORACE: De tels remercîments ont pour moi trop d’éclat, Et je me tiens déjà trop payé par les vôtres Du service d’un fils, et du sang des deux autres.

VALÈRE: Il ne sait ce que c’est d’honorer à demi ; Et son sceptre arraché des mains de l’ennemi Fait qu’il tient cet honneur qu’il lui plaît de vous faire Au-dessous du mérite et du fils et du père.

Je vais lui témoigner quels nobles sentiments La vertu vous inspire en tous vos mouvements, Et combien vous montrez d’ardeur pour son service.

LE VIEIL HORACE: Je vous devrai beaucoup pour un si bon office.

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Scène III

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LE VIEIL HORACE: Ma fille, il n’est plus temps de répandre des pleurs ; Il sied mal d’en verser où l’on voit tant d’honneurs ; On pleure injustement des pertes domestiques, Quand on en voit sortir des victoires publiques.

Rome triomphe d’Albe, et c’est assez pour nous ; Tous nos maux à ce prix doivent nous être doux.

En la mort d’un amant vous ne perdez qu’un homme 42

Dont la perte est aisée à réparer dans Rome ; Après cette victoire, il n’est point de Romain Qui ne soit glorieux de vous donner la main.

Il me faut à Sabine en porter la nouvelle ; Ce coup sera sans doute assez rude pour elle, Et ses trois frères morts par la main d’un époux Lui donneront des pleurs bien plus justes qu’à vous ; Mais j’espère aisément en dissiper l’orage, Et qu’un peu de prudence aidant son grand courage Fera bientôt régner sur un si noble cœur Le généreux amour qu’elle doit au vainqueur.

Cependant étouffez cette lâche tristesse ; Recevez-le, s’il vient, avec moins de faiblesse ; Faites-vous voir sa sœur, et qu’en un même flanc Le ciel vous a tous deux formés d’un même sang.

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Scène IV

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CAMILLE: Oui, je lui ferai voir, par d’infaillibles marques, Qu’un véritable amour brave la main des Parques, Et ne prend point de lois de ces cruels tyrans Qu’un astre injurieux nous donne pour parents.

Tu blâmes ma douleur, tu l’oses nommer lâche ; Je l’aime d’autant plus que plus elle te fâche, Impitoyable père, et par un juste effort Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort.

En vit-on jamais un dont les rudes traverses Prissent en moins de rien tant de faces diverses, Qui fût doux tant de fois, et tant de fois cruel, Et portât tant de coups avant le coup mortel ?

Vit-on jamais une âme en un jour plus atteinte De joie et de douleur, d’espérance et de crainte, Asservie en esclave à plus d’événements, Et le piteux jouet de plus de changements ?

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Un oracle m’assure, un songe me travaille ; La paix calme l’effroi que me fait la bataille ; Mon hymen se prépare, et presque en un moment Pour combattre mon frère on choisit mon amant ; Ce choix me désespère, et tous le désavouent ; La partie est rompue, et les dieux la renouent ; Rome semble vaincue, et seul des trois Albains, Curiace en mon sang n’a point trempé ses mains.

Ô dieux ! Sentais-je alors des douleurs trop légères Pour le malheur de Rome et la mort de deux frères, Et me flattais-je trop quand je croyais pouvoir L’aimer encor sans crime et nourrir quelque espoir ?

Sa mort m’en punit bien, et la façon cruelle Dont mon âme éperdue en reçoit la nouvelle : Son rival me l’apprend, et faisant à mes yeux D’un si triste succès le récit odieux,

Il porte sur le front une allégresse ouverte, Que le bonheur public fait bien moins que ma perte ; Et bâtissant en l’air sur le malheur d’autrui, Aussi bien que mon frère il triomphe de lui.

Mais ce n’est rien encore au prix de ce qui reste : On demande ma joie en un jour si funeste ; Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur, Et baiser une main qui me perce le cœur.

En un sujet de pleurs si grand, si légitime, Se plaindre est une honte, et soupirer un crime ; Leur brutale vertu veut qu’on s’estime heureux, Et si l’on n’est barbare, on n’est point généreux.