Dégénérons, mon cœur, d’un si vertueux père ; Soyons indigne sœur d’un si généreux frère : C’est gloire de passer pour un cœur abattu, Quand la brutalité fait la haute vertu.

Éclatez, mes douleurs : à quoi bon vous contraindre ?

Quand on a tout perdu, que saurait-on plus craindre ?

Pour ce cruel vainqueur n’ayez point de respect ; Loin d’éviter ses yeux, croissez à son aspect ; Offensez sa victoire, irritez sa colère, Et prenez, s’il se peut, plaisir à lui déplaire.

Il vient : préparons-nous à montrer constamment Ce que doit une amante à la mort d’un amant.

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Scène V

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HORACE: Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères, Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires, Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ; Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire, Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.

CAMILLE: Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois.

HORACE: Rome n’en veut point voir après de tels exploits, Et nos deux frères morts dans le malheur des armes Sont trop payés de sang pour exiger des larmes : Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.

CAMILLE: Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu, Je cesserai pour eux de paraître affligée, Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ; Mais qui me vengera de celle d’un amant, Pour me faire oublier sa perte en un moment ?

HORACE: Que dis-tu, malheureuse ?

CAMILLE: Ô mon cher Curiace !

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HORACE: Ô d’une indigne sœur insupportable audace !

D’un ennemi public dont je reviens vainqueur Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur !

Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !

Ta bouche la demande, et ton cœur la respire !

Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs, Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ; Tes flammes désormais doivent être étouffées ; Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées : Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien.

CAMILLE: Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ; Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme, Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme : Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ; Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.

Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ; Tu ne revois en moi qu’une amante offensée, Qui comme une furie attachée à tes pas,

Te veut incessamment reprocher son trépas.

Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes, Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes, Et que jusques au ciel élevant tes exploits, Moi-même je le tue une seconde fois !

Puissent tant de malheurs accompagner ta vie, Que tu tombes au point de me porter envie ; Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté Cette gloire si chère à ta brutalité !

HORACE: Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !

Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage, Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?

Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur, Et préfère du moins au souvenir d’un homme Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

CAMILLE: Rome, l’unique objet de mon ressentiment !

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Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !

Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !

Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !

Puissent tous ses voisins ensemble conjurés Saper ses fondements encor mal assurés !

Et si ce n’est assez de toute l’Italie,

Que l’orient contre elle à l’occident s’allie ; Que cent peuples unis des bouts de l’univers Passent pour la détruire et les monts et les mers !

Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles, Et de ses propres mains déchire ses entrailles !

Que le courroux du ciel allumé par mes vœux Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !

Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre, Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre, Voir le dernier Romain à son dernier soupir, Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !

HORACE: C’est trop, ma patience à la raison fait place ; Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.

CAMILLE: Ah ! Traître !

HORACE: Ainsi reçoive un châtiment soudain Quiconque ose pleurer un ennemi romain !

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Scène VI

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PROCULE: Que venez-vous de faire ?

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HORACE: Un acte de justice :

Un semblable forfait veut un pareil supplice.

PROCULE: Vous deviez la traiter avec moins de rigueur.

HORACE: Ne me dis point qu’elle est et mon sang et ma sœur.

Mon père ne peut plus l’avouer pour sa fille : Qui maudit son pays renonce à sa famille ; Des noms si pleins d’amour ne lui sont plus permis ; De ses plus chers parents il fait ses ennemis : Le sang même les arme en haine de son crime.

La plus prompte vengeance en est plus légitime ; Et ce souhait impie, encore qu’impuissant, Est un monstre qu’il faut étouffer en naissant.

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Scène VII

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SABINE: À quoi s’arrête ici ton illustre colère ?

Viens voir mourir ta sœur dans les bras de ton père ; Viens repaître tes yeux d’un spectacle si doux : Ou si tu n’es point las de ces généreux coups, Immole au cher pays des vertueux Horaces Ce reste malheureux du sang des Curiaces.

Si prodigue du tien, n’épargne pas le leur ; Joins Sabine à Camille, et ta femme à ta sœur ; Nos crimes sont pareils, ainsi que nos misères ; Je soupire comme elle, et déplore mes frères : Plus coupable en ce point contre tes dures lois, Qu’elle n’en pleurait qu’un, et que j’en pleure trois, Qu’après son châtiment ma faute continue.

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HORACE: Sèche tes pleurs, Sabine, ou les cache à ma vue : Rends-toi digne du nom de ma chaste moitié, Et ne m’accable point d’une indigne pitié.

Si l’absolu pouvoir d’une pudique flamme Ne nous laisse à tous deux qu’un penser et qu’une âme, C’est à toi d’élever tes sentiments aux miens, Non à moi de descendre à la honte des tiens.

Je t’aime, et je connais la douleur qui te presse ; Embrasse ma vertu pour vaincre ta faiblesse, Participe à ma gloire au lieu de la souiller.

Tâche à t’en revêtir, non à m’en dépouiller.

Es-tu de mon honneur si mortelle ennemie, Que je te plaise mieux couvert d’une infamie ?

Sois plus femme que sœur, et te réglant sur moi, Fais-toi de mon exemple une immuable loi.

SABINE: Cherche pour t’imiter des âmes plus parfaites.

Je ne t’impute point les pertes que j’ai faites, J’en ai les sentiments que je dois en avoir, Et je m’en prends au sort plutôt qu’à ton devoir ; Mais enfin je renonce à la vertu romaine, Si pour la posséder je dois être inhumaine ; Et ne puis voir en moi la femme du vainqueur Sans y voir des vaincus la déplorable sœur.

Prenons part en public aux victoires publiques ; Pleurons dans la maison nos malheurs domestiques, Et ne regardons point des biens communs à tous, Quand nous voyons des maux qui ne sont que pour nous.

Pourquoi veux-tu, cruel, agir d’une autre sorte ?

Laisse en entrant ici tes lauriers à la porte ; Mêle tes pleurs aux miens. Quoi ? Ces lâches discours N’arment point ta vertu contre mes tristes jours ?

Mon crime redoublé n’émeut point ta colère ?

Que Camille est heureuse ! Elle a pu te déplaire ; Elle a reçu de toi ce qu’elle a prétendu, Et recouvre là-bas tout ce qu’elle a perdu.

Cher époux, cher auteur du tourment qui me presse, Écoute la pitié, si ta colère cesse ;

Exerce l’une ou l’autre, après de tels malheurs, 49

À punir ma faiblesse, ou finir mes douleurs : Je demande la mort pour grâce, ou pour supplice ; Qu’elle soit un effet d’amour ou de justice, N’importe : tous ses traits n’auront rien que de doux, Si je les vois partir de la main d’un époux.

HORACE: Quelle injustice aux dieux d’abandonner aux femmes Un empire si grand sur les plus belles âmes, Et de se plaire à voir de si faibles vainqueurs Régner si puissamment sur les plus nobles cœurs !

À quel point ma vertu devient-elle réduite !

Rien ne la saurait plus garantir que la fuite.