Sire, c’est rarement qu’il s’offre une matière À montrer d’un grand cœur la vertu toute entière.
Suivant l’occasion elle agit plus ou moins, Et paraît forte ou faible aux yeux de ses témoins.
Le peuple, qui voit tout seulement par l’écorce, S’attache à son effet pour juger de sa force ; Il veut que ses dehors gardent un même cours, Qu’ayant fait un miracle, elle en fasse toujours : Après une action pleine, haute, éclatante, Tout ce qui brille moins remplit mal son attente ; Il veut qu’on soit égal en tout temps, en tous lieux ; Il n’examine point si lors on pouvait mieux, Ni que, s’il ne voit pas sans cesse une merveille, L’occasion est moindre, et la vertu pareille : Son injustice accable et détruit les grands noms ; L’honneur des premiers faits se perd par les seconds ; 55
Et quand la renommée a passé l’ordinaire, Si l’on n’en veut déchoir, il faut ne plus rien faire.
Je ne vanterai point les exploits de mon bras ; Votre majesté, sire, a vu mes trois combats : Il est bien malaisé qu’un pareil les seconde, Qu’une autre occasion à celle-ci réponde, Et que tout mon courage, après de si grands coups, Parvienne à des succès qui n’aillent au-dessous ; Si bien que pour laisser une illustre mémoire, La mort seule aujourd’hui peut conserver ma gloire : Encor la fallait-il sitôt que j’eus vaincu, Puisque pour mon honneur j’ai déjà trop vécu.
Un homme tel que moi voit sa gloire ternie, Quand il tombe en péril de quelque ignominie ; Et ma main aurait su déjà m’en garantir ; Mais sans votre congé mon sang n’ose sortir : Comme il vous appartient, votre aveu doit se prendre ; C’est vous le dérober qu’autrement le répandre.
Rome ne manque point de généreux guerriers ; Assez d’autres sans moi soutiendront vos lauriers ; Que votre majesté désormais m’en dispense ; Et si ce que j’ai fait vaut quelque récompense, Permettez, ô grand roi, que de ce bras vainqueur Je m’immole à ma gloire, et non pas à ma sœur.
===
Scène III
===
SABINE: Sire, écoutez Sabine, et voyez dans son âme Les douleurs d’une sœur, et celles d’une femme, Qui toute désolée, à vos sacrés genoux,
Pleure pour sa famille, et craint pour son époux.
Ce n’est pas que je veuille avec cet artifice Dérober un coupable au bras de la justice : Quoi qu’il ait fait pour vous, traitez-le comme tel, 56
Et punissez en moi ce noble criminel ;
De mon sang malheureux expiez tout son crime ; Vous ne changerez point pour cela de victime : Ce n’en sera point prendre une injuste pitié, Mais en sacrifier la plus chère moitié.
Les nœuds de l’hyménée et son amour extrême Font qu’il vit plus en moi qu’il ne vit en lui-même ; Et si vous m’accordez de mourir aujourd’hui, Il mourra plus en moi qu’il ne mourrait en lui ; La mort que je demande, et qu’il faut que j’obtienne, Augmentera sa peine, et finira la mienne.
Sire, voyez l’excès de mes tristes ennuis, Et l’effroyable état où mes jours sont réduits.
Quelle horreur d’embrasser un homme dont l’épée De toute ma famille a la trame coupée !
Et quelle impiété de haïr un époux
Pour avoir bien servi les siens, l’état et vous !
Aimer un bras souillé du sang de tous mes frères !
N’aimer pas un mari qui finit nos misères !
Sire, délivrez-moi par un heureux trépas Des crimes de l’aimer et de ne l’aimer pas ; J’en nommerai l’arrêt une faveur bien grande.
Ma main peut me donner ce que je vous demande ; Mais ce trépas enfin me sera bien plus doux, Si je puis de sa honte affranchir mon époux ; Si je puis par mon sang apaiser la colère Des dieux qu’a pu fâcher sa vertu trop sévère, Satisfaire en mourant aux mânes de sa sœur, Et conserver à Rome un si bon défenseur.
LE VIEIL HORACE: Sire, c’est donc à moi de répondre à Valère.
Mes enfants avec lui conspirent contre un père : Tous trois veulent me perdre, et s’arment sans raison Contre si peu de sang qui reste en ma maison.
Toi qui par des douleurs à ton devoir contraires, Veux quitter un mari pour rejoindre tes frères, Va plutôt consulter leurs mânes généreux ; Ils sont morts, mais pour Albe, et s’en tiennent heureux : Puisque le ciel voulait qu’elle fût asservie, 57
Si quelque sentiment demeure après la vie, Ce mal leur semble moindre, et moins rudes ses coups, Voyant que tout l’honneur en retombe sur nous ; Tous trois désavoueront la douleur qui te touche, Les larmes de tes yeux, les soupirs de ta bouche, L’horreur que tu fais voir d’un mari vertueux.
Sabine, sois leur sœur, suis ton devoir comme eux.
Contre ce cher époux Valère en vain s’anime : Un premier mouvement ne fut jamais un crime ; Et la louange est due, au lieu du châtiment, Quand la vertu produit ce premier mouvement.
Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
De rage en leur trépas maudire la patrie, Souhaiter à l’état un malheur infini,
C’est ce qu’on nomme crime, et ce qu’il a puni.
Le seul amour de Rome a sa main animée : Il serait innocent s’il l’avait moins aimée.
Qu’ai-je dit, sire ? Il l’est, et ce bras paternel L’aurait déjà puni s’il était criminel : J’aurais su mieux user de l’entière puissance Que me donnent sur lui les droits de la naissance ; J’aime trop l’honneur, sire, et ne suis point de rang À souffrir ni d’affront ni de crime en mon sang.
C’est dont je ne veux point de témoin que Valère : Il a vu quel accueil lui gardait ma colère, Lorsqu’ignorant encor la moitié du combat, Je croyais que sa fuite avait trahi l’état.
Qui le fait se charger des soins de ma famille ?
Qui le fait, malgré moi, vouloir venger ma fille ?
Et par quelle raison, dans son juste trépas, Prend-il un intérêt qu’un père ne prend pas ?
On craint qu’après sa sœur il n’en maltraite d’autres !
Sire, nous n’avons part qu’à la honte des nôtres, Et de quelque façon qu’un autre puisse agir, Qui ne nous touche point ne nous fait point rougir.
Tu peux pleurer, Valère, et même aux yeux d’Horace ; Il ne prend intérêt qu’aux crimes de sa race : Qui n’est point de son sang ne peut faire d’affront Aux lauriers immortels qui lui ceignent le front.
Lauriers, sacrés rameaux qu’on veut réduire en poudre, 58
Vous qui mettez sa tête à couvert de la foudre, L’abandonnerez-vous à l’infâme couteau
Qui fait choir les méchants sous la main d’un bourreau ?
Romains, souffrirez-vous qu’on vous immole un homme Sans qui Rome aujourd’hui cesserait d’être Rome, Et qu’un Romain s’efforce à tacher le renom D’un guerrier à qui tous doivent un si beau nom ?
Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu’il périsse, Où tu penses choisir un lieu pour son supplice ?
Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix Font résonner encor du bruit de ses exploits ?
Sera-ce hors des murs, au milieu de ces places Qu’on voit fumer encor du sang des Curiaces, Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d’honneur Témoin de sa vaillance et de notre bonheur ?
Tu ne saurais cacher sa peine à sa victoire ; Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa gloire, Tout s’oppose à l’effort de ton injuste amour, Qui veut d’un si bon sang souiller un si beau jour.
Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle, Et Rome par ses pleurs y mettra trop d’obstacle.
Vous les préviendrez, sire ; et par un juste arrêt Vous saurez embrasser bien mieux son intérêt.
Ce qu’il a fait pour elle, il peut encor le faire : Il peut la garantir encor d’un sort contraire.
Sire, ne donnez rien à mes débiles ans : Rome aujourd’hui m’a vu père de quatre enfants ; Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle ; Il m’en reste encore un, conservez-le pour elle : N’ôtez pas à ses murs un si puissant appui ; Et souffrez, pour finir, que je m’adresse à lui.
Horace, ne crois pas que le peuple stupide Soit le maître absolu d’un renom bien solide : Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruit ; Mais un moment l’élève, un moment le détruit ; Et ce qu’il contribue à notre renommée
Toujours en moins de rien se dissipe en fumée.
C’est aux rois, c’est aux grands, c’est aux esprits bien faits, À voir la vertu pleine en ses moindres effets ; C’est d’eux seuls qu’on reçoit la véritable gloire ; 59
Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire.
1 comment