Mais le roi vient, je vois entrer ses gardes.

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Scène II

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LE VIEIL HORACE: Ah ! Sire, un tel honneur a trop d’excès pour moi ; Ce n’est point en ce lieu que je dois voir mon roi : Permettez qu’à genoux...

TULLE: Non, levez-vous, mon père :

Je fais ce qu’en ma place un bon prince doit faire.

Un si rare service et si fort important

Veut l’honneur le plus rare et le plus éclatant.

Vous en aviez déjà sa parole pour gage ; Je ne l’ai pas voulu différer davantage.

J’ai su par son rapport, et je n’en doutais pas, Comme de vos deux fils vous portez le trépas, Et que déjà votre âme étant trop résolue, Ma consolation vous serait superflue ;

Mais je viens de savoir quel étrange malheur D’un fils victorieux a suivi la valeur,

Et que son trop d’amour pour la cause publique Par ses mains à son père ôte une fille unique.

Ce coup est un peu rude à l’esprit le plus fort ; Et je doute comment vous portez cette mort.

LE VIEIL HORACE: Sire, avec déplaisir, mais avec patience.

TULLE: C’est l’effet vertueux de votre expérience.

Beaucoup par un long âge ont appris comme vous Que le malheur succède au bonheur le plus doux : Peu savent comme vous s’appliquer ce remède, Et dans leur intérêt toute leur vertu cède.

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Si vous pouvez trouver dans ma compassion Quelque soulagement pour votre affliction, Ainsi que votre mal sachez qu’elle est extrême, Et que je vous en plains autant que je vous aime.

VALÈRE: Sire, puisque le ciel entre les mains des rois Dépose sa justice et la force des lois,

Et que l’état demande aux princes légitimes Des prix pour les vertus, des peines pour les crimes, Souffrez qu’un bon sujet vous fasse souvenir Que vous plaignez beaucoup ce qu’il vous faut punir ; Souffrez...

LE VIEIL HORACE: Quoi ? Qu’on envoie un vainqueur au supplice ?

TULLE: Permettez qu’il achève, et je ferai justice : J’aime à la rendre à tous, à toute heure, en tout lieu.

C’est par elle qu’un roi se fait un demi-dieu ; Et c’est dont je vous plains, qu’après un tel service On puisse contre lui me demander justice.

VALÈRE: Souffrez donc, ô grand roi, le plus juste des rois, Que tous les gens de bien vous parlent par ma voix.

Non que nos cœurs jaloux de ses honneurs s’irritent ; S’il en reçoit beaucoup, ses hauts faits le méritent ; Ajoutez-y plutôt que d’en diminuer :

Nous sommes tous encor prêts d’y contribuer ; Mais puisque d’un tel crime il s’est montré capable, Qu’il triomphe en vainqueur, et périsse en coupable.

Arrêtez sa fureur, et sauvez de ses mains, Si vous voulez régner, le reste des Romains : Il y va de la perte ou du salut du reste.

La guerre avait un cours si sanglant, si funeste, Et les nœuds de l’hymen, durant nos bons destins, Ont tant de fois uni des peuples si voisins, Qu’il est peu de Romains que le parti contraire 53

N’intéresse en la mort d’un gendre ou d’un beau-frère, Et qui ne soient forcés de donner quelques pleurs, Dans le bonheur public, à leurs propres malheurs.

Si c’est offenser Rome, et que l’heur de ses armes L’autorise à punir ce crime de nos larmes, Quel sang épargnera ce barbare vainqueur, Qui ne pardonne pas à celui de sa sœur,

Et ne peut excuser cette douleur pressante Que la mort d’un amant jette au cœur d’une amante, Quand près d’être éclairés du nuptial flambeau, Elle voit avec lui son espoir au tombeau ?

Faisant triompher Rome, il se l’est asservie ; Il a sur nous un droit et de mort et de vie ; Et nos jours criminels ne pourront plus durer Qu’autant qu’à sa clémence il plaira l’endurer.

Je pourrais ajouter aux intérêts de Rome Combien un pareil coup est indigne d’un homme ; Je pourrais demander qu’on mît devant vos yeux Ce grand et rare exploit d’un bras victorieux : Vous verriez un beau sang, pour accuser sa rage, D’un frère si cruel rejaillir au visage : Vous verriez des horreurs qu’on ne peut concevoir ; Son âge et sa beauté vous pourraient émouvoir ; Mais je hais ces moyens qui sentent l’artifice.

Vous avez à demain remis le sacrifice :

Pensez-vous que les dieux, vengeurs des innocents, D’une main parricide acceptent de l’encens ?

Sur vous ce sacrilège attirerait sa peine ; Ne le considérez qu’en objet de leur haine, Et croyez avec nous qu’en tous ses trois combats Le bon destin de Rome a plus fait que son bras, Puisque ces mêmes dieux, auteurs de sa victoire, Ont permis qu’aussitôt il en souillât la gloire, Et qu’un si grand courage, après ce noble effort, Fût digne en même jour de triomphe et de mort.

Sire, c’est ce qu’il faut que votre arrêt décide.

En ce lieu Rome a vu le premier parricide ; La suite en est à craindre, et la haine des cieux : Sauvez-nous de sa main, et redoutez les dieux.

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TULLE: Défendez-vous, Horace.

HORACE: À quoi bon me défendre ?

Vous savez l’action, vous la venez d’entendre ; Ce que vous en croyez me doit être une loi.

Sire, on se défend mal contre l’avis d’un roi, Et le plus innocent devient soudain coupable, Quand aux yeux de son prince il paraît condamnable.

C’est crime qu’envers lui se vouloir excuser : Notre sang est son bien, il en peut disposer ; Et c’est à nous de croire, alors qu’il en dispose, Qu’il ne s’en prive point sans une juste cause.

Sire, prononcez donc, je suis prêt d’obéir ; D’autres aiment la vie, et je la dois haïr.

Je ne reproche point à l’ardeur de Valère Qu’en amant de la sœur il accuse le frère : Mes vœux avec les siens conspirent aujourd’hui ; Il demande ma mort, je la veux comme lui.

Un seul point entre nous met cette différence, Que mon honneur par là cherche son assurance, Et qu’à ce même but nous voulons arriver, Lui pour flétrir ma gloire, et moi pour la sauver.