L’occasion est belle, il nous la faut chérir.
Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare ; Mais votre fermeté tient un peu du barbare : Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité D’aller par ce chemin à l’immortalité.
À quelque prix qu’on mette une telle fumée, L’obscurité vaut mieux que tant de renommée.
Pour moi, je l’ose dire, et vous l’avez pu voir, Je n’ai point consulté pour suivre mon devoir ; Notre longue amitié, l’amour, ni l’alliance, N’ont pu mettre un moment mon esprit en balance ; 16
Et puisque par ce choix Albe montre en effet Qu’elle m’estime autant que Rome vous a fait, Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome ; J’ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme : Je vois que votre honneur demande tout mon sang, Que tout le mien consiste à vous percer le flanc, Près d’épouser la sœur, qu’il faut tuer le frère, Et que pour mon pays j’ai le sort si contraire.
Encor qu’à mon devoir je coure sans terreur, Mon cœur s’en effarouche, et j’en frémis d’horreur ; J’ai pitié de moi-même, et jette un œil d’envie Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie, Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
Ce triste et fier honneur m’émeut sans m’ébranler : J’aime ce qu’il me donne, et je plains ce qu’il m’ôte ; Et si Rome demande une vertu plus haute, Je rends grâces aux dieux de n’être pas romain, Pour conserver encor quelque chose d’humain.
HORACE: Si vous n’êtes romain, soyez digne de l’être ; Et si vous m’égalez, faites-le mieux paraître.
La solide vertu dont je fais vanité
N’admet point de faiblesse avec sa fermeté ; Et c’est mal de l’honneur entrer dans la carrière Que dès le premier pas regarder en arrière.
Notre malheur est grand ; il est au plus haut point ; Je l’envisage entier, mais je n’en frémis point : Contre qui que ce soit que mon pays m’emploie, J’accepte aveuglément cette gloire avec joie ; Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
Qui, près de le servir, considère autre chose, À faire ce qu’il doit lâchement se dispose ; Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n’examine rien : Avec une allégresse aussi pleine et sincère Que j’épousai la sœur, je combattrai le frère ; Et pour trancher enfin ces discours superflus, Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.
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CURIACE: Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue ; Mais cette âpre vertu ne m’était pas connue ; Comme notre malheur elle est au plus haut point : Souffrez que je l’admire et ne l’imite point.
HORACE: Non, non, n’embrassez pas de vertu par contrainte ; Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte, En toute liberté goûtez un bien si doux ; Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous.
Je vais revoir la vôtre, et résoudre son âme À se bien souvenir qu’elle est toujours ma femme, À vous aimer encor, si je meurs par vos mains, Et prendre en son malheur des sentiments romains
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Scène IV
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HORACE: Avez-vous su l’état qu’on fait de Curiace, Ma sœur ?
CAMILLE: Hélas ! Mon sort a bien changé de face.
HORACE: Armez-vous de constance, et montrez-vous ma sœur ; Et si par mon trépas il retourne vainqueur, Ne le recevez point en meurtrier d’un frère, Mais en homme d’honneur qui fait ce qu’il doit faire, Qui sert bien son pays, et sait montrer à tous, Par sa haute vertu, qu’il est digne de vous.
Comme si je vivais, achevez l’hyménée ;
Mais si ce fer aussi tranche sa destinée, 18
Faites à ma victoire un pareil traitement : Ne me reprochez point la mort de votre amant.
Vos larmes vont couler, et votre cœur se presse.
Consumez avec lui toute cette faiblesse, Querellez ciel et terre, et maudissez le sort ; Mais après le combat ne pensez plus au mort.
Je ne vous laisserai qu’un moment avec elle, Puis nous irons ensemble où l’honneur nous appelle.
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Scène V
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CAMILLE: Iras-tu, Curiace, et ce funeste honneur Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur ?
CURIACE: Hélas ! Je vois trop bien qu’il faut, quoi que je fasse, Mourir, ou de douleur, ou de la main d’Horace.
Je vais comme au supplice à cet illustre emploi, Je maudis mille fois l’état qu’on fait de moi, Je hais cette valeur qui fait qu’Albe m’estime ; Ma flamme au désespoir passe jusques au crime, Elle se prend au ciel, et l’ose quereller ; Je vous plains, je me plains ; mais il y faut aller.
CAMILLE: Non ; je te connais mieux, tu veux que je te prie Et qu’ainsi mon pouvoir t’excuse à ta patrie.
Tu n’es que trop fameux par tes autres exploits : Albe a reçu par eux tout ce que tu lui dois.
Autre n’a mieux que toi soutenu cette guerre ; Autre de plus de morts n’a couvert notre terre : Ton nom ne peut plus croître, il ne lui manque rien ; Souffre qu’un autre ici puisse ennoblir le sien.
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CURIACE: Que je souffre à mes yeux qu’on ceigne une autre tête Des lauriers immortels que la gloire m’apprête, Ou que tout mon pays reproche à ma vertu Qu’il aurait triomphé si j’avais combattu, Et que sous mon amour ma valeur endormie Couronne tant d’exploits d’une telle infamie !
Non, Albe, après l’honneur que j’ai reçu de toi, Tu ne succomberas ni vaincras que par moi ; Tu m’as commis ton sort, je t’en rendrai bon conte, Et vivrai sans reproche, ou périrai sans honte.
CAMILLE: Quoi ! Tu ne veux pas voir qu’ainsi tu me trahis !
CURIACE: Avant que d’être à vous, je suis à mon pays.
CAMILLE: Mais te priver pour lui toi-même d’un beau-frère, Ta sœur de son mari !
CURIACE: Telle est notre misère :
Le choix d’Albe et de Rome ôte toute douceur Aux noms jadis si doux de beau-frère et de sœur.
CAMILLE: Tu pourras donc, cruel, me présenter sa tête, Et demander ma main pour prix de ta conquête !
CURIACE: Il n’y faut plus penser : en l’état où je suis, Vous aimer sans espoir, c’est tout ce que je puis.
Vous en pleurez, Camille ?
CAMILLE: Il faut bien que je pleure :
Mon insensible amant ordonne que je meure ; Et quand l’hymen pour nous allume son flambeau, Il l’éteint de sa main pour m’ouvrir le tombeau.
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Ce cœur impitoyable à ma perte s’obstine, Et dit qu’il m’aime encore alors qu’il m’assassine.
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