CURIACE: Que les pleurs d’une amante ont de puissants discours, Et qu’un bel œil est fort avec un tel secours !
Que mon cœur s’attendrit à cette triste vue !
Ma constance contre elle à regret s’évertue.
N’attaquez plus ma gloire avec tant de douleurs, Et laissez-moi sauver ma vertu de vos pleurs ; Je sens qu’elle chancelle, et défend mal la place : Plus je suis votre amant, moins je suis Curiace.
Faible d’avoir déjà combattu l’amitié,
Vaincrait-elle à la fois l’amour et la pitié ?
Allez, ne m’aimez plus, ne versez plus de larmes, Ou j’oppose l’offense à de si fortes armes ; Je me défendrai mieux contre votre courroux, Et pour le mériter, je n’ai plus d’yeux pour vous : Vengez-vous d’un ingrat, punissez un volage.
Vous ne vous montrez point sensible à cet outrage !
Je n’ai plus d’yeux pour vous, vous en avez pour moi !
En faut-il plus encor ? Je renonce à ma foi.
Rigoureuse vertu dont je suis la victime, Ne peux-tu résister sans le secours d’un crime ?
CAMILLE: Ne fais point d’autre crime, et j’atteste les dieux Qu’au lieu de t’en haïr, je t’en aimerai mieux ; Oui, je te chérirai, tout ingrat et perfide, Et cesse d’aspirer au nom de fratricide.
Pourquoi suis-je romaine, ou que n’es-tu romain ?
Je te préparerais des lauriers de ma main ; Je t’encouragerais, au lieu de te distraire ; Et je te traiterais comme j’ai fait mon frère.
Hélas ! J’étais aveugle en mes vœux aujourd’hui ; J’en ai fait contre toi quand j’en ai fait pour lui.
Il revient : quel malheur, si l’amour de sa femme Ne peut non plus sur lui que le mien sur ton âme !
===
21
Scène VI
===
CURIACE: Dieux ! Sabine le suit. Pour ébranler mon cœur, Est-ce peu de Camille ? Y joignez-vous ma sœur ?
Et laissant à ses pleurs vaincre ce grand courage, L’amenez-vous ici chercher même avantage ?
SABINE: Non, non, mon frère, non ; je ne viens en ce lieu Que pour vous embrasser et pour vous dire adieu.
Votre sang est trop bon, n’en craignez rien de lâche, Rien dont la fermeté de ces grands cœurs se fâche : Si ce malheur illustre ébranlait l’un de vous, Je le désavouerais pour frère ou pour époux.
Pourrais-je toutefois vous faire une prière Digne d’un tel époux et digne d’un tel frère ?
Je veux d’un coup si noble ôter l’impiété, À l’honneur qui l’attend rendre sa pureté, La mettre en son éclat sans mélange de crimes ; Enfin je vous veux faire ennemis légitimes.
Du saint nœud qui vous joint je suis le seul lien : Quand je ne serai plus, vous ne vous serez rien.
Brisez votre alliance, et rompez-en la chaîne ; Et puisque votre honneur veut des effets de haine, Achetez par ma mort le droit de vous haïr : Albe le veut, et Rome ; il faut leur obéir.
Qu’un de vous deux me tue, et que l’autre me venge : Alors votre combat n’aura plus rien d’étrange ; Et du moins l’un des deux sera juste agresseur, Ou pour venger sa femme, ou pour venger sa sœur.
Mais quoi ? Vous souilleriez une gloire si belle, Si vous vous animiez par quelque autre querelle : Le zèle du pays vous défend de tels soins ; Vous feriez peu pour lui si vous vous étiez moins : Il lui faut, et sans haine, immoler un beau-frère.
Ne différez donc plus ce que vous devez faire : 22
Commencez par sa sœur à répandre son sang, Commencez par sa femme à lui percer le flanc, Commencez par Sabine à faire de vos vies Un digne sacrifice à vos chères patries : Vous êtes ennemis en ce combat fameux,
Vous d’Albe, vous de Rome, et moi de toutes deux.
Quoi ? Me réservez-vous à voir une victoire Où pour haut appareil d’une pompeuse gloire, Je verrai les lauriers d’un frère ou d’un mari Fumer encor d’un sang que j’aurai tant chéri ?
Pourrai-je entre vous deux régler alors mon âme, Satisfaire aux devoirs et de sœur et de femme, Embrasser le vainqueur en pleurant le vaincu ?
Non, non, avant ce coup Sabine aura vécu : Ma mort le préviendra, de qui que je l’obtienne ; Le refus de vos mains y condamne la mienne.
Sus donc, qui vous retient ? Allez, cœurs inhumains, J’aurai trop de moyens pour y forcer vos mains.
Vous ne les aurez point au combat occupées, Que ce corps au milieu n’arrête vos épées ; Et malgré vos refus, il faudra que leurs coups Se fassent jour ici pour aller jusqu’à vous.
HORACE: Ô ma femme !
CURIACE: Ô ma sœur !
CAMILLE: Courage ! Ils s’amollissent.
SABINE: Vous poussez des soupirs ; vos visages pâlissent !
Quelle peur vous saisit ? Sont-ce là ces grands cœurs, Ces héros qu’Albe et Rome ont pris pour défenseurs ?
HORACE: Que t’ai-je fait, Sabine, et quelle est mon offense Qui t’oblige à chercher une telle vengeance ?
23
Que t’a fait mon honneur, et par quel droit viens-tu Avec toute ta force attaquer ma vertu ?
Du moins contente-toi de l’avoir étonnée, Et me laisse achever cette grande journée.
Tu me viens de réduire en un étrange point ; Aime assez ton mari pour n’en triompher point.
Va-t’en, et ne rends plus la victoire douteuse ; La dispute déjà m’en est assez honteuse : Souffre qu’avec honneur je termine mes jours.
SABINE: Va, cesse de me craindre : on vient à ton secours.
===
Scène VII
===
LE VIEIL HORACE: Qu’est-ce-ci, mes enfants ? Écoutez-vous vos flammes, Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d’art et de tendresse.
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse, Et ce n’est qu’en fuyant qu’on pare de tels coups.
SABINE: N’appréhendez rien d’eux, ils sont dignes de vous.
Malgré tous nos efforts, vous en devez attendre Ce que vous souhaitez et d’un fils et d’un gendre ; Et si notre faiblesse ébranlait leur honneur, Nous vous laissons ici pour leur rendre du cœur.
Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes : Contre tant de vertus ce sont de faibles armes.
1 comment