Modérez vos frayeurs ; j’espère à mon retour Ne vous entretenir que de propos d’amour, Et que nous n’emploierons la fin de la journée Qu’aux doux préparatifs d’un heureux hyménée.

SABINE: J’ose encor l’espérer.

CAMILLE: Moi, je n’espère rien.

JULIE: L’effet vous fera voir que nous en jugeons bien.

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Scène IV

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SABINE: Parmi nos déplaisirs souffrez que je vous blâme : Je ne puis approuver tant de trouble en votre âme ; Que feriez-vous, ma sœur, au point où je me vois, Si vous aviez à craindre autant que je le dois, Et si vous attendiez de leurs armes fatales Des maux pareils aux miens, et des pertes égales ?

CAMILLE: Parlez plus sainement de vos maux et des miens : Chacun voit ceux d’autrui d’un autre œil que les siens ; Mais à bien regarder ceux où le ciel me plonge, Les vôtres auprès d’eux vous sembleront un songe.

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La seule mort d’Horace est à craindre pour vous.

Des frères ne sont rien à l’égal d’un époux ; L’hymen qui nous attache en une autre famille Nous détache de celle où l’on a vécu fille ; On voit d’un œil divers des nœuds si différents, Et pour suivre un mari l’on quitte ses parents ; Mais si près d’un hymen, l’amant que donne un père Nous est moins qu’un époux, et non pas moins qu’un frère ; Nos sentiments entre eux demeurent suspendus, Notre choix impossible, et nos vœux confondus.

Ainsi, ma sœur, du moins vous avez dans vos plaintes Où porter vos souhaits et terminer vos craintes ; Mais si le ciel s’obstine à nous persécuter, Pour moi, j’ai tout à craindre, et rien à souhaiter.

SABINE: Quand il faut que l’un meure et par les mains de l’autre, C’est un raisonnement bien mauvais que le vôtre.

Quoique ce soient, ma sœur, des nœuds bien différents, C’est sans les oublier qu’on quitte ses parents : L’hymen n’efface point ces profonds caractères ; Pour aimer un mari, l’on ne hait pas ses frères : La nature en tout temps garde ses premiers droits ; Aux dépens de leur vie on ne fait point de choix : Aussi bien qu’un époux ils sont d’autres nous-mêmes ; Et tous maux sont pareils alors qu’ils sont extrêmes.

Mais l’amant qui vous charme et pour qui vous brûlez Ne vous est, après tout, que ce que vous voulez ; Une mauvaise humeur, un peu de jalousie, En fait assez souvent passer la fantaisie ; Ce que peut le caprice, osez-le par raison, Et laissez votre sang hors de comparaison : C’est crime qu’opposer des liens volontaires À ceux que la naissance a rendus nécessaires.

Si donc le ciel s’obstine à nous persécuter, Seule j’ai tout à craindre, et rien à souhaiter ; Mais pour vous, le devoir vous donne, dans vos plaintes, Où porter vos souhaits et terminer vos craintes.

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CAMILLE: Je le vois bien, ma sœur, vous n’aimâtes jamais ; Vous ne connaissez point ni l’amour ni ses traits : On peut lui résister quand il commence à naître, Mais non pas le bannir quand il s’est rendu maître, Et que l’aveu d’un père, engageant notre foi, A fait de ce tyran un légitime roi :

Il entre avec douceur, mais il règne par force ; Et quand l’âme une fois a goûté son amorce, Vouloir ne plus aimer, c’est ce qu’elle ne peut, Puisqu’elle ne peut plus vouloir que ce qu’il veut : Ses chaînes sont pour nous aussi fortes que belles.

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Scène V

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LE VIEIL HORACE: Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles, Mes filles ; mais en vain je voudrais vous celer Ce qu’on ne vous saurait longtemps dissimuler : Vos frères sont aux mains, les dieux ainsi l’ordonnent.

SABINE: Je veux bien l’avouer, ces nouvelles m’étonnent ; Et je m’imaginais dans la divinité

Beaucoup moins d’injustice, et bien plus de bonté.

Ne nous consolez point : contre tant d’infortune La pitié parle en vain, la raison importune.

Nous avons en nos mains la fin de nos douleurs, Et qui veut bien mourir peut braver les malheurs.

Nous pourrions aisément faire en votre présence De notre désespoir une fausse constance ; Mais quand on peut sans honte être sans fermeté, L’affecter au dehors, c’est une lâcheté ; L’usage d’un tel art, nous le laissons aux hommes, Et ne voulons passer que pour ce que nous sommes.

Nous ne demandons point qu’un courage si fort 33

S’abaisse à notre exemple à se plaindre du sort.

Recevez sans frémir ces mortelles alarmes ; Voyez couler nos pleurs sans y mêler vos larmes ; Enfin, pour toute grâce, en de tels déplaisirs, Gardez votre constance, et souffrez nos soupirs.

LE VIEIL HORACE: Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre, Je crois faire beaucoup de m’en pouvoir défendre, Et céderais peut-être à de si rudes coups, Si je prenais ici même intérêt que vous : Non qu’Albe par son choix m’ait fait haïr vos frères, Tous trois me sont encor des personnes bien chères ; Mais enfin l’amitié n’est pas du même rang, Et n’a point les effets de l’amour ni du sang ; Je ne sens point pour eux la douleur qui tourmente Sabine comme sœur, Camille comme amante : Je puis les regarder comme nos ennemis,

Et donne sans regret mes souhaits à mes fils.

Ils sont, grâces aux dieux, dignes de leur patrie ; Aucun étonnement n’a leur gloire flétrie ; Et j’ai vu leur honneur croître de la moitié, Quand ils ont des deux camps refusé la pitié.

Si par quelque faiblesse ils l’avoient mendiée, Si leur haute vertu ne l’eût répudiée,

Ma main bientôt sur eux m’eût vengé hautement De l’affront que m’eût fait ce mol consentement.

Mais lorsqu’en dépit d’eux on en a voulu d’autres, Je ne le cèle point, j’ai joint mes vœux aux vôtres.

Si le ciel pitoyable eût écouté ma voix, Albe serait réduite à faire un autre choix ; Nous pourrions voir tantôt triompher les Horaces Sans voir leurs bras souillés du sang des Curiaces, Et de l’événement d’un combat plus humain Dépendrait maintenant l’honneur du nom romain.

La prudence des dieux autrement en dispose ; Sur leur ordre éternel mon esprit se repose : Il s’arme en ce besoin de générosité,

Et du bonheur public fait sa félicité.

Tâchez d’en faire autant pour soulager vos peines, 34

Et songez toutes deux que vous êtes romaines : Vous l’êtes devenue, et vous l’êtes encor ; Un si glorieux titre est un digne trésor.

Un jour, un jour viendra que par toute la terre Rome se fera craindre à l’égal du tonnerre, Et que tout l’univers tremblant dessous ses lois, Ce grand nom deviendra l’ambition des rois : Les dieux à notre Énée ont promis cette gloire.

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Scène VI

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LE VIEIL HORACE: Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire ?

JULIE: Mais plutôt du combat les funestes effets : Rome est sujette d’Albe, et vos fils sont défaits ; Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.

LE VIEIL HORACE: Ô d’un triste combat effet vraiment funeste !

Rome est sujette d’Albe, et pour l’en garantir Il n’a pas employé jusqu’au dernier soupir !

Non, non, cela n’est point, on vous trompe, Julie ; Rome n’est point sujette, ou mon fils est sans vie : Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.