Je sens mon triste cœur percé de tous les coups Qui m’ôtent maintenant un frère ou mon époux.
Quand je songe à leur mort, quoi que je me propose, Je songe par quels bras, et non pour quelle cause, Et ne vois les vainqueurs en leur illustre rang Que pour considérer aux dépens de quel sang.
La maison des vaincus touche seule mon âme : En l’une je suis fille, en l’autre je suis femme, Et tiens à toutes deux par de si forts liens, Qu’on ne peut triompher que par la mort des miens.
C’est là donc cette paix que j’ai tant souhaitée !
Trop favorables dieux, vous m’avez écoutée !
Quels foudres lancez-vous quand vous vous irritez, Si même vos faveurs ont tant de cruautés ?
Et de quelle façon punissez-vous l’offense, Si vous traitez ainsi les vœux de l’innocence ?
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Scène II
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SABINE: En est-ce fait, Julie, et que m’apportez-vous ?
Est-ce la mort d’un frère, ou celle d’un époux ?
Le funeste succès de leurs armes impies
De tous les combattants a-t-il fait des hosties, Et m’enviant l’horreur que j’aurais des vainqueurs, Pour tous tant qu’ils étaient demande-t-il mes pleurs ?
JULIE: Quoi ? Ce qui s’est passé, vous l’ignorez encore ?
SABINE: Vous faut-il étonner de ce que je l’ignore, Et ne savez-vous point que de cette maison 27
Pour Camille et pour moi l’on fait une prison ?
Julie, on nous renferme, on a peur de nos larmes ; Sans cela nous serions au milieu de leurs armes, Et par les désespoirs d’une chaste amitié, Nous aurions des deux camps tiré quelque pitié.
JULIE: Il n’était pas besoin d’un si tendre spectacle : Leur vue à leur combat apporte assez d’obstacle.
Sitôt qu’ils ont paru prêts à se mesurer, On a dans les deux camps entendu murmurer : À voir de tels amis, des personnes si proches, Venir pour leur patrie aux mortelles approches, L’un s’émeut de pitié, l’autre est saisi d’horreur, L’autre d’un si grand zèle admire la fureur ; Tel porte jusqu’aux cieux leur vertu sans égale, Et tel l’ose nommer sacrilège et brutale.
Ces divers sentiments n’ont pourtant qu’une voix ; Tous accusent leurs chefs, tous détestent leur choix ; Et ne pouvant souffrir un combat si barbare, On s’écrie, on s’avance, enfin on les sépare.
SABINE: Que je vous dois d’encens, grands dieux, qui m’exaucez !
JULIE: Vous n’êtes pas, Sabine, encore où vous pensez : Vous pouvez espérer, vous avez moins à craindre ; Mais il vous reste encore assez de quoi vous plaindre.
En vain d’un sort si triste on les veut garantir ; Ces cruels généreux n’y peuvent consentir : La gloire de ce choix leur est si précieuse, Et charme tellement leur âme ambitieuse, Qu’alors qu’on les déplore ils s’estiment heureux, Et prennent pour affront la pitié qu’on a d’eux.
Le trouble des deux camps souille leur renommée ; Ils combattront plutôt et l’une et l’autre armée, Et mourront par les mains qui leur font d’autres lois, Que pas un d’eux renonce aux honneurs d’un tel choix.
28
SABINE: Quoi ? Dans leur dureté ces cœurs d’acier s’obstinent !
JULIE: Oui, mais d’autre côté les deux camps se mutinent, Et leurs cris, des deux parts poussés en même temps, Demandent la bataille, ou d’autres combattants.
La présence des chefs à peine est respectée, Leur pouvoir est douteux, leur voix mal écoutée ; Le roi même s’étonne ; et pour dernier effort :
" puisque chacun, dit-il, s’échauffe en ce discord, Consultons des grands dieux la majesté sacrée, Et voyons si ce change à leurs bontés agrée.
Quel impie osera se prendre à leur vouloir, Lorsqu’en un sacrifice ils nous l’auront fait voir ? "
Il se tait, et ces mots semblent être des charmes ; Même aux six combattants ils arrachent les armes ; Et ce désir d’honneur qui leur ferme les yeux, Tout aveugle qu’il est, respecte encor les dieux.
Leur plus bouillante ardeur cède à l’avis de Tulle ; Et soit par déférence, ou par un prompt scrupule, Dans l’une et l’autre armée on s’en fait une loi, Comme si toutes deux le connaissaient pour roi.
Le reste s’apprendra par la mort des victimes.
SABINE: Les dieux n’avoueront point un combat plein de crimes ; J’en espère beaucoup, puisqu’il est différé, Et je commence à voir ce que j’ai désiré.
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Scène III
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SABINE: Ma sœur, que je vous die une bonne nouvelle.
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CAMILLE: Je pense la savoir, s’il faut la nommer telle.
On l’a dite à mon père, et j’étais avec lui ; Mais je n’en conçois rien qui flatte mon ennui.
Ce délai de nos maux rendra leurs coups plus rudes ; Ce n’est qu’un plus long terme à nos inquiétudes ; Et tout l’allégement qu’il en faut espérer, C’est de pleurer plus tard ceux qu’il faudra pleurer.
SABINE: Les dieux n’ont pas en vain inspiré ce tumulte.
CAMILLE: Disons plutôt, ma sœur, qu’en vain on les consulte.
Ces mêmes dieux à Tulle ont inspiré ce choix ; Et la voix du public n’est pas toujours leur voix ; Ils descendent bien moins dans de si bas étages Que dans l’âme des rois, leurs vivantes images, De qui l’indépendante et sainte autorité Est un rayon secret de leur divinité.
JULIE: C’est vouloir sans raison vous former des obstacles Que de chercher leur voix ailleurs qu’en leurs oracles ; Et vous ne vous pouvez figurer tout perdu, Sans démentir celui qui vous fut hier rendu.
CAMILLE: Un oracle jamais ne se laisse comprendre : On l’entend d’autant moins que plus on croit l’entendre ; Et loin de s’assurer sur un pareil arrêt, Qui n’y voit rien d’obscur doit croire que tout l’est.
SABINE: Sur ce qui fait pour nous prenons plus d’assurance, Et souffrons les douceurs d’une juste espérance.
Quand la faveur du ciel ouvre à demi ses bras, Qui ne s’en promet rien ne la mérite pas ; Il empêche souvent qu’elle ne se déploie, Et lorsqu’elle descend, son refus la renvoie.
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CAMILLE: Le ciel agit sans nous en ces événements, Et ne les règle point dessus nos sentiments.
JULIE: Il ne vous a fait peur que pour vous faire grâce.
Adieu : je vais savoir comme enfin tout se passe.
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