Indépendance
Richard FORD
Indépendance
Traduit de l’américain
par Suzanne V. Mayoux
Ouvrage traduit avec le concours
du Centre National du Livre
Éditions de l’Olivier
ISBN : 978-2-87929-085-0
Cet ouvrage est paru
chez Alfred A. Knopf, Inc.
sous le titre Independence Day.
© Richard Ford 1995
© Éditions de l’Olivier / Le Seuil,
pour la traduction française, 1996
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À Kristina.
1
L’été baigne de suavité les rues de Haddam, adoucies par les arbres, tel un baume répandu négligemment par un dieu langoureux, et l’univers s’accorde au mystère de ses propres hymnes. Les pelouses humectées reposent dans les ombrages du jour tout neuf. Dehors, dans la tranquillité matinale de Cleveland Street, j’entends passer un jogger solitaire qui dévale la pente en direction de Taft Lane et traverse pour courir dans l’herbe humide de Choir College. Du côté de chez les Noirs, assis sur leur perron, pantalon retroussé au-dessus de leurs chaussettes, les hommes sirotent du café dans la chaleur qui se précise en douce. Au lycée, le cours d’enrichissement de la vie conjugale (de quatre à six) vient de lâcher ses élèves, l’œil ensommeillé et vague, pressés de retourner au lit. Tandis qu’au parc, sur la palette verte du terrain de football, notre fanfare universitaire attaque l’une de ses deux répétitions quotidiennes, en préparation du 4 Juillet, fête de l’indépendance : « Boum-Haddam, boum-Haddam, boum-boum-ba-boum ! Haddam-Haddam, et allons-y ! Boum-boum-ba-boum ! »
Ailleurs, sur le bord de mer, je sais que le ciel est embrumé. La chaleur s’installe, une saveur métallique monte aux narines. Déjà, les premiers nuages d’un orage d’été s’amassent aux horizons montagneux, et il fait plus chaud là où ils vivent, eux, que là où nous sommes. Loin sur la voie ferrée, la brise capte le grondement du « Merchants’ Special », du réseau Amtrak, qui roule en trombe vers Philadelphie. Et, portée par la même brise sur des dizaines de kilomètres, une odeur de sel marin se mêle aux ténébreux arômes des rhododendrons et des dernières azalées tenaces.
Mais dans mon pâté de maisons, le premier à l’ombre dans Cleveland Street, il règne un silence paisible. À côté, quelqu’un fait patiemment rebondir un gros ballon : vlam… puis une respiration… un rire, une toux… « Voilààà, c’est çaaa », sans que le son soit jamais trop fort.
Devant chez les Zumbros, deux maisons plus loin, l’équipe de la voirie termine sa petite cigarette avant de redémarrer les machines pour se remettre à soulever la poussière. Nous employons fièrement cet été les dollars de nos nouveaux impôts à refaire la chaussée, avec addition d’une ligne continue, rénovation des terre-pleins gazonnés, trottoirs flambant neufs. Les ouvriers sont tous des Capverdiens et des Honduriens débrouillards venus d’agglomérations plus pauvres au nord de la nôtre. Sergeantsville et Little York. Ils restent assis en silence, le regard fixe, à côté de leurs engins jaunes, pelles mécaniques, camions et rouleaux compresseurs ; leurs belles voitures personnelles – Camaros et Chevrolet surbaissées – sont garées au coin de la rue, à l’abri de la poussière et là où il y aura de l’ombre plus tard.
Et soudain se déclenche le carillon de St Leo the Great : dong, dong, dong, dong, dong, dong, dong, puis la mélodie d’une joyeuse admonestation matinale du vieux Wesley soi-même, père du méthodisme : « Éveillez-vous, vous qui cherchez votre salut, éveillez-vous, que votre âme soit lavée ! »
Pourtant, tout n’est pas précisément kasher ici, malgré un bon début. (Qu’est-ce qui est précisément kasher ?)
Moi-même, Frank Bascombe, je me suis fait agresser dans Coolidge Street, une rue voisine, fin avril, alors que je rentrais à pied de notre agence immobilière fermée à la tombée du jour, plein d’ardeur et le pas léger d’un sentiment de devoir accompli, à temps pour les infos, espérais-je, une bouteille de Roederer sous le bras, cadeau d’un client pour qui j’avais bouclé une vente. Trois jeunes garçons sur des mini-vélos, dont un, qu’il me semblait avoir déjà vu – un Asiatique – mais sans pouvoir le désigner par la suite, ont déboulé en zigzags sur le trottoir, m’ont tapé sur la tête avec une bouteille géante de Pepsi et ont poursuivi leur chemin en hululant. Il n’y avait rien de cassé ni de volé, mais j’étais par terre, sonné, et je suis resté dix minutes assis dans l’herbe en état de choc ; tout tournait autour de moi et nul n’y prêtait attention.
Un peu plus tard, début mai, la maison des Zumbros et une autre ont été cambriolées à deux reprises la même semaine (les gars étaient revenus chercher ce qu’ils avaient loupé la première fois).
Et ensuite, à notre horreur à tous, Claire Devane, la seule Noire de l’agence, avec qui j’avais eu une liaison brève mais intense il y a deux ans, a été assassinée alors qu’elle faisait visiter un immeuble en copropriété de Great Woods Road, près de Highstown : ligotée, violée et poignardée. Aucun indice valable, rien qu’un carré de papier rose à noter les messages qui gisait sur le parquet de l’entrée, avec sa propre écriture à grandes boucles : « Famille de luthériens. Commencent juste à chercher. Entre 90 et 100. 15 h. Prendre la clé. Dîner avec Eddie. » Eddie était son fiancé.
En outre, la chute des cours de l’immobilier plane à présent dans les ramures comme une brume inodore, incolore, en suspens dans l’air immobile où chacun la flaire, même si nos récents acquis – rondes d’îlotiers, trottoirs neufs, arbres taillés, câbles électriques enfouis sous terre, kiosque à musique rénové, préparatifs pour le défilé de la fête du 4 Juillet – s’exercent de leur mieux sur le terrain civique pour nous faire oublier nos soucis, nous convaincre que nous n’en avons pas de sérieux ou du moins pas différents de ceux de tout le monde – de personne – et qu’il s’agit simplement pour le pays de stabiliser le parcours, de tenir le cap et de composer avec la nature cyclique des choses ; toute autre façon de penser attenterait à l’optimisme, tournerait à la paranoïa et relèverait d’un « traitement » coûteux en un lieu discret.
Or, d’un point de vue pratique, tout en sachant bien qu’il existe rarement une relation directe de cause à effet entre un élément et un autre, la chute des cours sur le marché libre signifie forcément quelque chose pour une ville, pour la mentalité locale. (Sinon, pourquoi les prix de l’immobilier serviraient-il au calcul de l’indice du niveau de vie national ?) Si les actions d’une société de charbonnages, prospère par ailleurs, venaient à plonger, la compagnie réagirait dans les plus brefs délais. Ses employés resteraient au bureau une heure de plus après la tombée de la nuit (à moins de s’être fait virer tout de suite) ; les hommes rentreraient à la maison plus éreintés que d’habitude, sans bouquet de fleurs, ils s’attarderaient plus longtemps aux heures mauves du soir à contempler les branchages ayant besoin d’être taillés, ils s’adresseraient à leurs gosses avec moins de gentillesse, s’offriraient un Pimm’s de plus avant le dîner en tête à tête avec Bobonne, puis se réveilleraient bizarrement vers quatre heures du matin, sans avoir grand-chose en tête, en tout cas rien de bon. Une sorte d’agitation, voilà tout.
C’est comme ça à Haddam, où rôde, malgré notre inertie estivale, la sensation nouvelle d’un monde féroce embusqué tout autour de notre territoire, une appréhension à laquelle, à mon avis, les habitants ne pourront jamais s’accoutumer, qui demeurera inconciliable jusqu’à l’heure de leur mort.
Une des caractéristiques pénibles de la vie adulte, évidemment, c’est de voir se pointer à l’horizon les réalités mêmes auxquelles on ne pourra jamais s’adapter. On perçoit les problèmes qu’elles posent, on se fait une bile de tous les diables, on prend des dispositions, des précautions, on procède à des ajustements ; on se dit qu’il va falloir changer sa façon d’agir.
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