Mais on n’y réussit pas. On ne peut pas. C’est déjà trop tard. Et, plus grave encore, ce qu’on sent venir de loin n’est peut-être pas le vrai problème, celui qui vous effraie, mais son contre-coup. Et ce qu’on a redouté de voir arriver a déjà eu lieu. C’est un peu similaire à la prise de conscience que tous les magnifiques progrès de la médecine ne nous seront d’aucune utilité, même si l’on y applaudit des deux mains, si l’on espère qu’un vaccin va être mis au point à temps, si l’on croit encore à une possibilité d’amélioration. Mais là aussi, il est trop tard. Et c’est ainsi que notre vie s’écoule à notre insu. Elle nous échappe. Et « Ce qui t’échappe de la vie, c’est ta vie », comme dit le poète.

 

Ce matin, je suis debout de bonne heure, en haut, dans mon bureau mansardé, à parcourir une offre enregistrée en exclusivité hier soir juste avant la fermeture, mais pour laquelle j’aurai peut-être déjà des acheteurs d’ici la fin de la journée. Les offres apparaissent souvent de cette façon inattendue, providentielle : un propriétaire se jette quelques Manhattans derrière la cravate, l’après-midi il se promène dans son jardin pour ramasser des bouts de papier que le vent a chassé des poubelles du voisin, il ratisse les dernières feuilles mouillées et fécondes de l’hiver sous le forsythia, là où est enterré son vieux Pepper, le dalmatien, il inspecte la haie de conifères qu’ils ont plantée voilà bien longtemps, sa femme et lui, quand ils étaient jeunes mariés, il rentre faire le tour nostalgique des pièces qu’il a repeintes, des baignoires jointoyées après minuit, au passage il s’en envoie encore deux bien tassés, suivis brutalement d’un cri muet du cœur qui déborde du regret d’une existence perdue avec laquelle il nous faut tous rompre (si nous tenons à survivre)… Et vlan ! Le voilà au téléphone, qui interrompt le paisible dîner d’un agent immobilier rentré chez lui et, dix minutes après, le pas est sauté. Une avancée, en un sens. (Par une heureuse coïncidence, mes clients, les Markham, seront arrivés en voiture du Vermont ce soir-même, et je peux envisager de boucler les visites – de maisons à vendre – en une seule journée. Le record, qui ne m’appartient pas, est de quatre minutes.)

J’ai aussi en ce début de matinée à écrire l’édito du bulletin mensuel de l’agence, Acquéreur/Vendeur (envoyé gratuitement à tous les propriétaires qui figurent au registre des impôts de Haddam). Ce mois-ci, je distille mes réflexions sur les retombées probables, en matière d’immobilier, de la proche convention du parti démocrate, où le peu exaltant gouverneur Dukakis, génie instigateur du sinistre « miracle du Massachusetts », remportera la palme avant de voler vers la victoire en novembre – c’est ce que j’espère, mais cette perspective paralyse d’effroi la plupart desdits propriétaires, puisqu’ils sont en général pro-Républicains, qu’ils vénèrent Reagan comme un catholique vénère le pape, tout en se sentant désarçonnés face au nouveau spectacle burlesque du vice-président Bush à leur tête. Mon argumentation part de la célèbre formule d’Emerson dans Autonomie : « Être grand, c’est être incompris », pour élaborer une thèse selon laquelle Dukakis aurait en tête plus de mesures au profit des défavorisés que ne le croient la plupart des électeurs, l’insécurité économique serait une aubaine pour le parti démocrate, et que les taux d’intérêt, après avoir dérapé toute l’année, atteindraient 11 % au Nouvel An même si William Jennings Bryan était élu président et rétablissait l’étalon-argent. (Ces prédictions épouvantent les républicains, bien entendu.) « Alors, quoi ? dit en substance ma conclusion. La situation risque de s’aggraver à toute vitesse. C’est tout de suite qu’il faut tâter de l’immobilier. Vendez ! (Ou achetez…)

 

En ces temps estivaux, ma vie personnelle est un modèle de simplicité, du moins en apparence. Je mène l’existence heureuse, malgré une certaine inertie, d’un célibataire de quarante-quatre ans dans la maison de mon ex-femme, au 116, Cleveland Street, dans le « quartier des présidents » de Haddam (New Jersey), où j’exerce les fonctions d’agent immobilier associé chez Lauren-Schwindell, Seminary Street. Peut-être conviendrait-il de dire « la maison qui appartenait antérieurement à celle qui était antérieurement mon épouse », Ann Dykstra, à présent Mme Charley O’Dell, domiciliée au 86, Swallow Lane, Deep River, Connecticut. Mes deux enfants vivent aussi là-bas, mais je ne sais pas trop si ça leur plaît ou devrait leur plaire.

La suite de péripéties qui m’ont amené à faire ce métier et à habiter cette maison pourrait sans doute sembler inusitée si l’on prenait pour modèle un livre blanc de la bourgeoisie du début du siècle dans la région de l’Indiana, ou le profil de la « famille américaine idéale » prôné par un cercle de penseurs de droite –, dont plusieurs habitent ici à Haddam – mais il ne s’agit là que de propagande pour un mode de vie que nul ne pourrait entretenir sans avoir accès aux drogues inhibitrices de pulsions, génératrices de nostalgie que précisément ces gens vous interdisent (et dont eux disposent, j’en suis sûr, par pleines cargaisons). Mais aux yeux de quelqu’un de raisonnable, ma vie étudiée au microscope paraîtra relativement normale, truffée d’aléas et de fausses notes auxquels n’échappe nul d’entre nous et qui font peu de dégâts dans une existence assez peu remarquable par ailleurs.

Ce matin, cependant, je m’apprête à emmener mon seul fils passer un week-end qui, à la différence de la plupart de mes entreprises, promet d’être marqué par des moments chargés de sens. Ce projet de virée est empreint, en fait, d’un étrange sentiment de l’ultime, comme si une période donnée de la vie – la mienne et la sienne – atteignait sinon à son terme final, du moins à un resserrement, un changement de l’image du kaléidoscope que je serais idiot de prendre à la légère, ce que je ne suis pas tenté de faire. (L’impulsion de lire Autonomie est significative, tout comme le jour férié en lui-même – ma fête laïque favorite grâce à son caractère public et son objectif implicite de nous laisser simplement ainsi qu’elle nous a trouvés : libres.) Par ailleurs, tout cela advient alors qu’approche l’anniversaire de mon divorce, moment de l’année où je me sens immanquablement songeur et flottant, et où des jours durant je rumine cet été d’il y a sept ans, lorsque ma vie connut une méchante embardée sans que moi, un peu paumé, je parvienne à redresser les roues.

Mais avant tout, cet après-midi, je mets cap au Sud vers South Mantoloking, sur la côte du New Jersey, pour mon rendez-vous habituel du vendredi soir avec Sally Caldwell, la dame blonde, grande, aux longues jambes qui est ma belle amie (finalement, c’est le terme le plus courtois et le meilleur). Quoique, même là, je n’ai pas l’impression que ça tourne très rond.

Sally et moi, nous entretenons depuis dix mois ce qui ressemble à une parfaite idylle « chez toi chez moi », chacun assurant à l’autre une part généreuse de compagnonnage, de confiance (en fonction des besoins réciproques), une fiabilité raisonnable et tout notre soûl de transports savoureux sans avoir rien de transcendant, le tout dans le respect d’un espace autonome et d’un laissez-faire dont franchement je n’ai guère l’usage, mais sans jamais oublier aucune des leçons coûteuses et des erreurs marquantes de l’âge adulte.

Ce n’est pas de l’amour, il est vrai. Pas exactement. Mais ça s’en rapproche davantage que la denrée pitoyable échangée parcimonieusement par la plupart des gens mariés.

N’empêche que ces dernières semaines, pour des motifs que je suis bien en peine d’expliquer, il est apparu entre nous une gêne étrange, comment l’appeler autrement, qui atteint même notre façon habituellement excitante de faire l’amour, et la fréquence de nos rendez-vous ; comme s’il se produisait une mutation accompagnée d’un relâchement de notre emprise mutuelle, affective et mentale, et s’il s’agissait à présent pour nous de créer de nouveaux liens, pour un attachement plus durable et plus sérieux – mais nous n’en avons été réellement capables ni l’un ni l’autre, et cet échec nous laisse tous deux assez perplexes.

Hier soir, un peu après minuit – alors que déjà j’avais dormi une heure, m’étais réveillé deux fois pour triturer mon oreiller tracassé par mon expédition avec Paul, que j’avais avalé un verre de lait, regardé les prévisions météo, puis m’étais recouché et mis à lire un chapitre de La Déclaration d’indépendance, le classique de Carl Becker dont j’ai l’intention de me servir, ainsi que d’Autonomie, comme « textes clés » pour communiquer avec mon fils en difficulté afin de lui transmettre des connaissances de base – Sally a téléphoné. (Soit dit en passant, loin d’être pénibles ou assommants, ainsi qu’il nous semblait en classe, ces ouvrages sont bourrés d’enseignements personnels, utiles et subtils, pour une application directe ou métaphorique aux dilemmes de l’existence.)

« Salut, toi.