Même le Cinéma XII, à l’arrière, ne présente plus qu’un seul film, dans deux de ses salles.
Débarqués du minuscule Island Pond, à l’extrême nord-est du Vermont, mes clients les Markham, avec qui j’ai rendez-vous à neuf heures trente, vivent maintenant le dilemme de beaucoup d’Américains. À un moment donné des confuses années 60, mariés chacun de leur côté à l’époque, ils ont tourné le dos à un manque d’avenir dans leur plat pays (Joe enseignait la trigonométrie à Aliquippa ; Phyllis, une rouquine boulotte aux yeux légèrement exorbités, était femme au foyer dans la région de Washington) et sont partis en caravane pour le Vermont, en quête d’un mode de vie plus coloré, moins prévisible. Le temps et le destin ont bientôt suivi leur cours : les conjoints se sont éclipsés avec d’autres partenaires désassortis, les gosses ont plongé dans la drogue, sont tombées enceintes, se sont mariés, puis ont disparu du côté de la Californie, du Tibet ou de Wiesbaden. Joe et Phyllis sont restés tous les deux à flotter inconfortablement durant deux ou trois ans dans leurs entourages qui se recoupaient à l’occasion et leurs quêtes épisodiques, ils suivaient des cours, entreprenaient de nouveaux diplômes, expérimentaient les liaisons et, en fin de compte, ils ont cédé à ce qui s’était offert de façon évidente depuis le début : l’amour sincère et réciproque. Presque aussitôt, Joe Markham – un petit mec trapu au regard agressif, aux bras courts et au dos poilu, style Bob Hoskins, à peu près mon âge, qui jouait avant-centre pour les Aliquippa Fighting Quips et dont la « créativité » ne saute pas aux yeux – a rencontré la chance avec les poteries et les sculptures abstraites coulées au sable qu’il s’était mis à faire, une production qui n’avait été auparavant qu’un bricolage dont se moquait cruellement sa femme Melody, jusqu’au moment où elle était repartie pour Beaver Falls, le laissant tout seul avec son emploi officiel aux services sociaux. Simultanément, Phyllis s’était découvert un génie inexploité pour la création de brochures d’aspect luxueux, sur papier original qu’elle était même capable de fabriquer (ce fut elle qui conçut le premier gros mailing de Joe). Et sans qu’ils aient eu le temps de s’en rendre compte, ils se sont retrouvés à expédier de tous côtés les œuvres de Joe et les luxueuses brochures descriptives de Phyllis. On a commencé à voir les poteries de Joe dans les grands magasins du Colorado ou de Californie, ou encore parmi les articles coûteux de catalogues élitistes de vente par correspondance et, à leur stupéfaction commune, il s’est mis à décrocher des prix dans de prestigieuses foires-expositions d’artisanat, auxquelles ils n’avaient même pas le temps d’assister tant ils avaient à faire.
Ils n’ont pas tardé à se construire une grande maison aux plafonds dignes d’une cathédrale, pourvue d’un âtre et d’une cheminée maçonnés avec la pierre prise sur place, le tout caché au bout d’une route boisée et privée, derrière un vieux verger de pommiers. Ils se sont mis à donner des cours gratuits à de petits groupes d’étudiants motivés, au Lyndon State College, une manière de s’acquitter de leur dette envers la collectivité qui leur avait permis de surmonter les moments difficiles, et pour finir ils ont eu une autre enfant, Sonja, ainsi nommée en souvenir d’une parente croate de Joe.
Naturellement, tous deux étaient bien conscients d’avoir eu une chance de pendus, étant donné les erreurs qu’ils avaient commises et tout ce qui avait foiré dans leur vie. Cependant, ni l’un ni l’autre ne considérait que la vie dans le Vermont constituait forcément leur destination ultime. Ils avaient une opinion assez sévère à l’égard des marginaux et des hippies vivant aux frais de la princesse, qui n’étaient selon eux que des improductifs dans une société en manque d’idées nouvelles. Le jour où ils ont débarqué à l’agence en ouvrant de grands yeux de missionnaires dépenaillés, Joe m’a déclaré : « Je ne voulais pas me réveiller un beau matin dans la peau d’un connard de cinquante-cinq ans à bandana et anneau dans l’oreille, qui radote sur le fait que le Vermont est pourri depuis que tout un tas de mecs dans mon genre se sont pointés pour foutre la merde. »
Il était temps d’inscrire Sonja dans une meilleure école, avaient-ils décidé, afin qu’elle puisse ensuite intégrer une école encore meilleure. Leur précédent assortiment de rejetons, équipé de ponchos et de doudounes, avait fréquenté les établissements locaux et cela n’avait pas donné de très bons résultats. L’aîné de Joe, Seamus, avait déjà fait de la taule pour vol à main armée, diverses cures de désintoxication et il était inapte à tout apprentissage ; une fille, Dot, avait épousé à seize ans un Hell’s Angel et n’avait pas donné de nouvelles depuis longtemps. Un autre garçon, Federico, fils de Phyllis, faisait carrière dans l’armée. Par conséquent, forts de cette expérience cruelle mais instructive, ils souhaitaient évidemment assurer un parcours plus prometteur à la petite Sonja.
Ils se livrèrent donc à une étude comparative des endroits où les écoles étaient les meilleures et la vie agréable, tout en permettant un accès commode au marché new-yorkais, et c’est Haddam qui est sorti en tête sur tous les points. Après avoir arrosé le secteur de courriers et de C.V., Joe a réussi à se faire embaucher à Highstown chez Leverage Books, un nouvel éditeur de manuels scolaires, dans le secteur fabrication, où l’avantagent ses connaissances mathématiques et informatiques. Il y avait sur place plusieurs producteurs de papier, a découvert Phyllis, Joe ferait ses poteries dans un atelier qu’il construirait, rénoverait ou louerait, et ils pourraient continuer de les diffuser à l’aide des brochures imaginatives de Phyllis, tout en entreprenant une aventure nouvelle en un lieu où régnait la qualité dans les écoles, la sécurité dans les rues et une atmosphère radieuse sur une zone exempte de drogue.
Leur première visite se situait en mars, époque à laquelle ils avaient raison de penser que les offres affluaient sur le marché. Ils voulaient prendre leur temps, parcourir toute la gamme, parvenir à une décision mûrement réfléchie, faire leurs propositions vers le 1er mai et se retrouver en train d’arroser leur pelouse pour le 4 Juillet. Naturellement, m’a dit Phyllis Markham, ils se rendaient bien compte qu’il leur faudrait sans doute « se restreindre » quelque peu. Le monde avait changé sous bien des aspects pendant qu’ils étaient enterrés dans le Vermont. L’argent n’avait plus la même valeur, il en fallait davantage. Pourtant, l’un dans l’autre, ils estimaient avoir bien vécu là-bas, fait des économies au cours des dernières années et que si c’était à refaire – le divorce, la divagation solitaire chacun de son côté, les ennuis des gosses – ils ne changeraient rien.
Après avoir décidé de vendre leur propre maison bâtie à la main, toute neuve, à la première occasion, ils ont trouvé un jeune producteur de cinéma disposé à l’acquérir avec une petite mise de départ et un étalement du reste sur dix ans. Joe m’a expliqué qu’ils voulaient s’interdire toute reculade. Ils ont entreposé leur mobilier dans la grange d’un ami, logé chez des amis partis en vacances, et pris un dimanche soir la route de Haddam dans leur vieille Saab, prêts à se présenter à une agence en qualité d’acquéreurs dès le lundi matin.
Mais ils ne se doutaient guère de ce qui les attendait.
Ce qu’il fallait aux Markham – leur ai-je dit – était très clair et ils avaient sacrément raison de le rechercher : un modeste quatre-cinq pièces de charme, avec peut-être quelques particularités sympathiques, mais qui soit compatible avec l’éthique « restreinte », la primauté de l’éducation, pour laquelle ils avaient opté. Une demeure équipée de parquets, de moulures, d’une petite cheminée en pierre, de rampes classiques, de fenêtres à meneaux, avec si possible une banquette encastrée sous l’embrasure. Le style Cap Cod, charpente en bois et toit pentu, ou la maisonnette traditionnelle rénovée, sur son lopin de terre bordé par le champ de maïs d’un vieux cultivateur ronchon, à moins que ce ne soit un petit étang ou un ruisseau. Datant d’avant la guerre, ou juste après. Un peu à l’écart. Une pelouse ombragée peut-être d’un vigoureux érable, quelques plantations à maturité, un garage adjacent qui nécessiterait peut-être d’être réaménagé.
1 comment