Cela ne les empêche pas de travailler à temps partiel pour l’agence et de faire pour moi de menus travaux d’entretien sur Clio Street, tâches dont ils s’acquittent avec une efficacité sévère et ostentatoire qui pourrait faire croire à quelqu’un de l’extérieur qu’ils m’en veulent. Il n’en est rien, car ils m’ont tous deux expliqué plusieurs fois qu’étant originaire du Mississippi, malgré le lourd bagage que cela implique, je possède un instinct plus juste à l’égard des membres de leur race que ne pourrait jamais développer un Blanc du Nord. C’est tout à fait faux, bien entendu, mais la précarité raciale à l’ancienne de leur place dans la société est de nature à perpétuer la force implacable de « vérités » non fondées.

Je m’aperçois que notre réceptionniste, Miss Vonda Lusk, a émergé des toilettes et s’est installée agréablement au milieu de la rangée de bureaux inoccupés, avec une cigarette et un Coca ; tout en répondant au téléphone, elle balance une jambe croisée sur l’autre et feuillette un numéro de Time, en attendant midi, heure officielle de fermeture de l’agence aujourd’hui. C’est une grande blonde au buste volumineux, à l’humour désabusé, qui se met des tonnes de maquillage, vient travailler en robe de cocktail absurdement moulante, aux couleurs voyantes ; elle habite à proximité, à Grovers Mills, où elle était chef majorette en 1980. Elle était aussi la meilleure amie de Claire Devane, notre agent assassiné, et tient régulièrement à parler de l’« affaire » avec moi, car elle sait apparemment que nous avons eu sans tapage une petite histoire à nous, Claire et moi. « Je trouve qu’ils ne se foulent pas trop sur ce coup-là », persiste-t-elle à dire des policiers. « S’il s’était agi d’une Blanche de la ville, on aurait vu la différence. On aurait eu le FBI au cul. » De fait, trois Blancs sont restés vingt-quatre heures en garde à vue, mais on les a relâchés, et depuis des semaines il est vrai qu’aucun progrès ne semble avoir été obtenu, quoique le compagnon de Claire Devane, un Noir, soit un avocat d’affaires bien introduit, qui travaille ici dans un bon cabinet dont les associés se sont joints à la Chambre de l’immobilier pour offrir cinq mille dollars de récompense. Mais il est vrai aussi que le FBI a enquêté avant de conclure que la mort de Claire n’était pas un crime fédéral mais un simple assassinat.

À l’agence, nous avons au moins officiellement laissé vacant son bureau jusqu’à ce qu’on retrouve le meurtrier (quoique, en réalité, le volume des affaires ne justifie pas qu’on embauche quelqu’un pour la remplacer). Et Vonda, pour sa part, veille à ce qu’un crêpe noir reste noué en travers de la chaise de Claire et une rose dans un trouble soliflore posé sur le faux bois de la table nue. Il nous est déconseillé à tous d’oublier.

Mais ce matin Vonda est plus préoccupée par les affaires du monde. Fanatique de l’actualité, elle lit tous les magazines à l’agence et tient son numéro de Time replié sur sa cuisse largement exhibée.

« Écoute un peu, Frank, est-ce que t’es pour l’ogive nucléaire unique ou multiple ? » me lance-t-elle dès qu’elle m’aperçoit, en me décochant son grand sourire façon « Alors, qu’est-ce qu’on mijote ? ».

Elle porte une ahurissante tenue en taffetas bleu blanc rouge dont le décolleté ne lui permettrait pas décemment de ramasser la monnaie sur un comptoir. Il n’y a rien entre nous que du badinage.

« Ogive unique, il y a trop d’ogives nucléaires qui traînent partout, à mon goût, dis-je en retournant vers l’entrée de l’agence avec trois feuillets d’offres de vente. Everick et Wardell se sont éclipsés par-derrière après m’avoir jeté un coup d’œil (rien d’inhabituel), de sorte que j’ai déposé dans leur boîte à messages mes instructions déjà prêtes pour lundi : à quelle heure et à quel endroit installer le buffet roulant près du parc de Haddam après l’avoir amené en remorque de Franks, la buvette que je détiens à l’ouest de la ville, sur la Route 31 ; ils préfèrent qu’on procède ainsi, indirectement, à distance.

« Eh ben alors, tu te plantes complètement dans ta vision de l’avenir, selon Time », réplique Vonda.

Elle tortille une mèche de cheveux dorés autour de son petit doigt. Pro-démocrates avec tiédeur, elle sait que j’en suis au même point et pense – si je ne me trompe – que nous pourrions passer de bons moments ensemble.

« Il faudra qu’on en reparle.

— C’est pas grave, dit-elle d’un air impertinent. Je suis sûre que tu as à faire. Tu savais que Dukakis parle couramment l’espagnol ? »

Cette remarque ne s’adresse pas vraiment à ma personne mais à quelqu’un qui pourrait écouter, comme si l’agence déserte était bourrée d’auditeurs intéressés. Quant à moi, j’ai déjà franchi la puerta en feignant de ne pas entendre pour regagner le plus vite possible la fraîche sérénité de ma Crown Victoria.

 

Il est neuf heures quand j’emprunte King George Road en direction du Sleepy Hollow Motel sur la Route 1, pour passer prendre Joe et Phyllis Markham et (je croise les doigts) leur fourguer notre nouvelle offre d’ici midi.

Sur ce pourtour boisé, Haddam ne ressemble pas à une ville en proie à la chute des cours. Cité ancienne et cossue, fondée en 1795 par des négociants Quakers mécontents qui, en rupture avec leurs voisins trop progressistes de Long Island, s’en furent plus au sud organiser les choses comme elles devaient être, Haddam a l’allure prospère et résolument orientée dans ses choix sociaux. Le parc immobilier compte bon nombre de grandes villas du XIXe siècle (tombées aux mains d’avocats de haut vol et de P.-D.G. de l’informatique), dont l’architecture de base, néo-grecque avec adjonction de détails fédéralistes, est ponctuée de coupoles, de belvédères et d’encorbellements, et des maisons de pierre taillée post-révolutionnaires, ornées d’impostes, de péristyles et de cannelures romaines. Chacun de ces édifices était déjà hors de prix le jour où l’on a posé la dernière porte vers 1830, et ils apparaissent rarement sur le marché, sauf en cas de divorce vindicatif où l’un des époux tient à accrocher une grande pancarte À VENDRE devant l’ex-nid d’amour afin de faire enrager la partie adverse. Même les quelques rangées de maisons de style géorgien des faubourgs sont devenues des adresses prestigieuses et toutes appartiennent à de riches veuves, à des maris pédés en mal de planque et à des chirurgiens de Philadelphie à qui elles servent de pied-à-terre campagnard pour y amener leur infirmière-anesthésiste à la belle saison.

Cependant, les apparences peuvent être trompeuses et le sont en général. Cela ne se reflète pas encore dans le prix des offres, mais les banques ont commencé à rationner le crédit et à se retourner vers nous, les agents immobiliers, pour nous soumettre des « problèmes » d’estimation. Alors qu’ils avaient déjà leur projet tout tracé de vente et de retraite anticipée au lac des Ozarks ou au profit d’un domicile « plus intime » à Snowmass, à présent que les gosses ont terminé leurs études, beaucoup de propriétaires choisissent l’attentisme et décident que Haddam est beaucoup plus agréable à vivre qu’ils ne se l’étaient figuré quand ils croyaient que leur maison valait une fortune. (Je ne suis pas entré dans l’immobilier résidentiel au meilleur moment ; en réalité, ça ne pouvait guère être pire – un an avant le gros barouf d’octobre dernier.)

Pourtant, comme la plupart des gens, je reste optimiste, et convaincu que le boom a payé, quelle que soit l’humeur actuelle. La municipalité de Haddam a pu annexer la communauté urbaine, ce qui a élargi notre assiette fiscale, nous a permis de suspendre le moratoire sur les constructions nouvelles et de réinvestir dans les infrastructures (les travaux devant chez moi en sont une bonne illustration). Et grâce à la venue des agents de change et des riches avocats du monde du spectacle au début de la décennie, plusieurs sites remarquables de la cité ont été épargnés, ainsi que des résidences qui s’écroulaient parce que leurs propriétaires étaient devenus vieux, s’étaient retirés à Sun City ou avaient cassé leur pipe. En même temps, pour la catégorie des prix inférieurs à modérés, dans laquelle j’ai déjà montré aux Markham toute une série de maisons, les cours ont persisté à monter lentement, comme ils l’ont fait depuis le début du siècle, si bien que la plupart des gens à moyen revenu, y compris les Haddamiens noirs, peuvent encore vendre lorsqu’ils veulent cesser de payer de lourds impôts, empocher une bonne poignée de dollars avec un sentiment de réussite et regagner Des Moines ou Port-au-Prince, acheter une propriété là-bas et vivre de leurs économies. La prospérité n’est pas toujours nocive.

Au bout de King George Road, où les cultures de gazon se déploient comme une prairie du Kansas, je vire dans la jadis campagnarde Quakertown Road, puis à gauche en épingle à cheveux sur la Route 1, enfin sur la bretelle de Grangers Mill Road, qui me permet de revenir vers le Sleepy Hollow en évitant une demi-heure dans les bouchons des départs en congé du 4 Juillet. À ma droite, le centre commercial de Quakertown Mall se tasse tristement sur la vaste plaine de son parking, à peu près désert à présent, à l’exception de quelques voitures aux deux bouts, où les magasins, un Sears et un Goldbloom, s’accrochent encore, les promoteurs d’origine ayant domicilié leurs affaires dans une cellule de prison fédérale au Minnesota.