Après ce voyage vous devez être fatigué.
– Je vous avoue, Monsieur l’abbé, que je croule de sommeil.
Dès qu’il m’eut quitté, je relevai les bûches du foyer, j’ouvris la fenêtre toute grande, repoussant les volets de bois. Un grand souffle obscur et mouillé vint incliner la flamme de ma bougie, que j’éteignis pour contempler la nuit. Ma chambre ouvrait sur le parc, mais non sur le devant de la maison comme celles du grand couloir qui devaient sans doute jouir d’une vue plus étendue ; mon regard était aussitôt arrêté par des arbres ; au-dessus d’eux, à peine restait-il la place d’un peu de ciel où le croissant venait d’apparaître, recouvert par les nuages presque aussitôt. Il avait plu de nouveau ; les branches larmoyaient encore…
– Voici qui n’invite guère à la fête, pensai-je, en refermant fenêtre et volets. Cette minute de contemplation m’avait transi, et l’âme encore plus que la chair ; je rabattis les bûches, ranimai le feu, et fus heureux de trouver dans mon lit une cruche d’eau chaude, que sans doute l’attentionnée Mademoiselle Verdure y avait glissée.
Au bout d’un instant je m’avisai que j’avais oublié de mettre à la porte mes chaussures. Je me relevai et sortis un instant dans le couloir ; à l’autre extrémité de la maison, je vis passer Mademoiselle Verdure. Sa chambre était au-dessus de la mienne, comme me l’indiqua son pas lourd qui, peu de temps après, commença d’ébranler le plafond. Puis il se fit un grand silence et, tandis que je plongeais dans le sommeil, la maison leva l’ancre pour la traversée de la nuit.
II
Je fus réveillé d’assez bon matin par les bruits de la cuisine dont une porte ouvrait précisément sous ma fenêtre. En poussant mes volets j’eus la joie de voir un ciel à peu près pur ; le jardin, mal ressuyé d’une récente averse, brillait ; l’air était bleuissant. J’allais refermer ma fenêtre, lorsque je vis sortir du potager et accourir vers la cuisine un grand enfant, d’âge incertain car son visage marquait trois ou quatre ans de plus que son corps ; tout contrefait, il portait de guingois : ses jambes torses lui donnaient une allure extraordinaire : il avançait obliquement, ou plutôt procédait par bonds, comme si, à marcher pas à pas, ses pieds eussent dû s’entraver… C’était évidemment l’élève de l’abbé, Casimir. Un énorme chien de Terre-Neuve gambadait à ses côtés, sautait de conserve avec lui, lui faisait fête ; l’enfant se défendait tant bien que mal contre sa bousculante exubérance ; mais au moment qu’il allait atteindre la cuisine, culbuté par le chien, soudain je le vis rouler dans la boue. Une maritorne épaisse s’élança, et tandis qu’elle relevait l’enfant :
– Ah ben ! vous v’la beau ! Si c’est Dieu permis de s’met’ dans des états pareils ! On vous l’a pourtant répété bien des fois d’quitter l’Terno dans la remise !… Allons ! v’nez-vous en par ici qu’on vous essuie…
Elle l’entraîna dans la cuisine. À ce moment j’entendis frapper à ma porte ; une femme de chambre m’apportait de l’eau chaude pour ma toilette. Un quart d’heure après, la cloche sonna pour le déjeuner.
Comme j’entrais dans la salle à manger :
– Madame Floche, je crois que voici notre aimable hôte, dit l’abbé en s’avançant à ma rencontre.
Madame Floche s’était levée de sa chaise, mais ne paraissait pas plus grande debout qu’assise ; je m’inclinai profondément devant elle ; elle m’honora d’un petit plongeon brusque ; elle avait dû recevoir à un certain âge quelque formidable événement sur la tête ; celle-ci en était restée irrémédiablement enfoncée entre les épaules ; et même un peu de travers. Monsieur Floche s’était mis tout à côté d’elle pour me tendre la main. Les deux petits vieux étaient exactement de même taille, de même habit, paraissaient de même âge, de même chair… Durant quelques instants nous échangeâmes des compliments vagues, parlant tous les trois à la fois. Puis, il y eut un noble silence, et Mademoiselle Verdure arriva portant la théière.
– Mademoiselle Olympe, dit enfin Madame Floche, qui, ne pouvant tourner la tête, s’adressait à vous de tout le buste. – Mademoiselle Olympe, notre amie, s’inquiétait beaucoup de savoir si vous aviez bien dormi et si le lit était à votre convenance.
Je protestai que j’y avais reposé on ne pouvait mieux et que la cruche chaude que j’y avais trouvée en me couchant m’avait fait tout le bien du monde.
Mademoiselle Verdure, après m’avoir souhaité le bonjour, ressortit.
– Et, le matin, les bruits de la cuisine ne vous ont pas trop incommodé ?
Je renouvelai mes protestations.
– Il faut vous plaindre, je vous en prie, parce que rien ne serait plus aisé que de vous préparer une autre chambre…
Monsieur Floche, sans rien dire lui-même, hochait la tête obliquement et, d’un sourire, faisait sien chaque propos de sa femme.
– Je vois bien, dis-je, que la maison est très vaste ; mais je vous certifie que je ne saurais être installé plus agréablement.
– Monsieur et Madame Floche, dit l’abbé, se plaisent à gâter leurs hôtes.
Mademoiselle Olympe apportait sur une assiette des tranches de pain grillé ; elle poussa devant elle le petit stropiat que j’avais vu culbuter tout à l’heure. L’abbé le saisit par le bras :
– Allons, Casimir ! Vous n’êtes plus un bébé ; venez saluer Monsieur Lacase comme un homme. Tendez la main… Regardez en face !… Puis se tournant vers moi comme pour l’excuser : – Nous n’avons pas encore grand usage du monde…
La timidité de l’enfant me gênait :
– C’est votre petit-fils ? demandai-je à Madame Floche, oublieux des renseignements que l’abbé m’avait fournis la veille.
– Notre petit-neveu, répondit-elle ; vous verrez un peu plus tard mon beau-frère et ma sœur, ses grands-parents.
– Il n’osait pas rentrer parce qu’il avait empli de boue ses vêtements en jouant avec Terno, expliqua Mademoiselle Verdure.
– Drôle de façon de jouer, dis-je, en me tournant affablement vers Casimir ; j’étais à la fenêtre quand il vous a culbuté… Il ne vous a pas fait mal ?
– Il faut dire à Monsieur Lacase, expliqua l’abbé à son tour, que l’équilibre n’est pas notre fort…
Parbleu ! je m’en apercevais de reste, sans qu’il fût nécessaire de me le signaler. Ce grand gaillard d’abbé, aux yeux vairons, me devint brusquement antipathique.
L’enfant ne m’avait pas répondu, mais son visage s’était empourpré. Je regrettai ma phrase et qu’il y eût pu sentir quelque allusion à son infirmité. L’abbé, son potage pris, s’était levé de table et arpentait la pièce ; dès qu’il ne parlait plus, il gardait les lèvres si serrées que celle de dessus formait un bourrelet, comme celle des vieillards édentés. Il s’arrêta derrière Casimir, et comme celui-ci vidait son bol : – Allons ! Allons, jeune homme, Avenzoar nous attend !
L’enfant se leva ; tous deux sortirent.
Sitôt que le déjeuner fut achevé, Monsieur Floche me fit signe.
– Venez avec moi dans le jardin, mon jeune hôte, et me donnez des nouvelles du Paris penseur.
Le langage de Monsieur Floche fleurissait dès l’aube. Sans trop écouter mes réponses, il me questionna sur Gaston Boissier son ami, et sur plusieurs autres savants que je pouvais avoir eus pour maîtres et avec qui il correspondait encore de loin en loin ; il s’informa de mes goûts, de mes études… Je ne lui parlai naturellement pas de mes projets littéraires et ne laissai voir de moi que le sorbonnien ; puis il entreprit l’histoire de la Quartfourche, dont il n’avait à peu près pas bougé depuis près de quinze ans, l’histoire du parc, du château ; il réserva pour plus tard l’histoire de la famille qui l’habitait précédemment, mais commença de me raconter comment il se trouvait en possession des manuscrits du XVIIe siècle qui pouvaient intéresser ma thèse… Il marchait à petits pas pressés, ou, plus exactement, il trottinait auprès de moi ; je remarquai qu’il portait son pantalon si bas que la fourche en restait à mi-cuisse ; sur le devant du pied, l’étoffe retombait en nombreux plis, mais par derrière restait au-dessus de la chaussure, suspendue à l’aide de je ne sais quel artifice ; je ne l’écoutais plus que d’une oreille distraite, l’esprit engourdi par la molle tiédeur de l’air et par une sorte de torpeur végétale.
En suivant une allée de très hauts marronniers qui formaient voûte au-dessus de nos têtes, nous étions parvenus presque à l’extrémité du parc. Là, protégé contre le soleil par un buisson d’arbres-à-plumes, se trouvait un banc où Monsieur Floche m’invita à m’asseoir. Puis tout à coup :
– L’abbé Santal vous a-t-il dit que mon beau-frère est un peu… ? Il n’acheva pas, mais se toucha le front de l’index.
Je fus trop interloqué pour pouvoir trouver rien à répondre. Il continua :
– Oui, le baron de Saint-Auréol, mon beau-frère ; l’abbé ne vous l’a peut-être pas dit plus qu’à moi… mais je sais néanmoins qu’il le pense ; et je le pense aussi… Et de moi, l’abbé ne vous a pas dit que j’étais un peu… ?
– Oh ! Monsieur Floche, comment pouvez-vous croire ?…
– Mais, mon jeune ami, dit-il en me tapant familièrement sur la main, je trouverais cela tout naturel. Que voulez-vous ? nous avons pris ici des habitudes, à nous enfermer loin du monde, un peu… en dehors de la circulation. Rien n’apporte ici de… diversion ; comment dirais-je ? oui.
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