Vous êtes bien aimable d’être venu nous voir – et comme j’essayais un geste : – je le répète : bien aimable, et je le récrirai ce soir à mon excellent ami Desnos ; mais vous vous aviseriez de me raconter ce qui vous tient au cœur, les questions qui vous troublent, les problèmes qui vous intéressent… je suis sûr que je ne vous comprendrais pas.
Que pouvais-je répondre ? Du bout de ma canne je grattais le sable…
– Voyez-vous, reprit-il, ici nous avons un peu perdu le contact. Mais non, mais non ! ne protestez donc pas ; c’est inutile. Le baron est sourd comme une calebasse ; mais il est si coquet qu’il tient surtout à ne pas le paraître ; il feint d’entendre plutôt que de faire hausser la voix. Pour moi, quant aux idées du jour, je me fais l’effet d’être tout aussi sourd que lui ; et du reste je ne m’en plains pas. Je ne fais même pas grand effort pour entendre. À fréquenter Massillon et Bossuet, j’ai fini par croire que les problèmes qui tourmentaient ces grands esprits sont tout aussi beaux et importants que ceux qui passionnaient ma jeunesse… problèmes que ces grands esprits n’auraient pas pu comprendre sans doute… non plus que moi je ne puis comprendre ceux qui vous passionnent aujourd’hui… Alors, si vous le voulez bien, mon futur collègue, vous me parlerez de préférence de vos études, puisque ce sont les miennes également, et vous m’excuserez si je ne vous interroge pas sur les musiciens, les poètes, les orateurs que vous aimez, ni sur la forme de gouvernement que vous croyez la préférable.
Il regarda l’heure à un oignon attaché à un ruban noir :
– Rentrons à présent, dit-il en se levant. Je crois avoir perdu ma journée quand je ne suis pas au travail à dix heures.
Je lui offris mon bras qu’il accepta, et comme, à cause de lui, parfois, je ralentissais mon allure :
– Pressons ! Pressons ! me disait-il. Les pensées sont comme les fleurs, celles qu’on cueille le matin se conservent le plus longtemps fraîches.
La bibliothèque de la Quartfourche est composée de deux pièces que sépare un simple rideau : une, très exiguë et surhaussée de trois marches, où travaille Monsieur Floche, à une table devant une fenêtre. Aucune vue ; des rameaux d’orme ou d’aulne viennent battre les carreaux ; sur la table, une antique lampe à réservoir, que coiffe un abat-jour de porcelaine vert ; sous la table, une énorme chancelière ; un petit poêle dans un coin, dans l’autre coin, une seconde table, chargée de lexiques ; entre deux, une armoire aménagée en cartonnier. La seconde pièce est vaste ; des livres tapissent le mur jusqu’au plafond ; deux fenêtres ; une grande table au milieu de la pièce.
– C’est ici que vous vous installerez, me dit Monsieur Floche ; – et, comme je me récriais :
– Non, non ; moi, je suis accoutumé au réduit ; à dire vrai, je m’y sens mieux ; il me semble que ma pensée s’y concentre. Occupez la grande table sans vergogne ; et, si vous y tenez, pour que nous ne nous dérangions pas, nous pourrons baisser le rideau.
– Oh ! pas pour moi, protestai-je ; jusqu’à présent, si pour travailler j’avais eu besoin de solitude, je ne…
– Eh bien ! reprit-il en m’interrompant, nous le laisserons donc relevé. J’aurai, pour ma part, grand plaisir à vous apercevoir du coin de l’œil. (Et, de fait, les jours suivants, je ne levais point la tête de dessus mon travail sans rencontrer le regard du bonhomme, qui me souriait en hochant la tête, ou qui, vite, par crainte de m’importuner, détournait les yeux et feignait d’être plongé dans sa lecture.)
Il s’occupa tout aussitôt de mettre à ma facile disposition les livres et les manuscrits qui pouvaient m’intéresser ; la plupart se trouvaient serrés dans le cartonnier de la petite pièce ; leur nombre et leur importance dépassait tout ce que m’avait annoncé M. Desnos ; il m’allait falloir au moins une semaine pour relever les précieuses indications que j’y trouverais. Enfin M. Floche ouvrit, à côté du cartonnier, une très petite armoire et en sortit la fameuse Bible de Bossuet, sur laquelle l’Aigle de Meaux avait inscrit, en regard des versets pris pour textes, les dates des sermons qu’ils avaient inspirés. Je m’étonnai qu’Albert Desnos n’eût pas tiré parti de ces indications dans ses travaux ; mais ce livre n’était tombé que depuis peu entre les mains de M. Floche.
– J’ai bien entrepris, continua-t-il, un mémoire à son sujet ; et je me félicite aujourd’hui de n’en avoir encore donné connaissance à personne, puisqu’il pourra servir à votre thèse en toute nouveauté !
Je me défendis de nouveau :
– Tout le mérite de ma thèse, c’est à votre obligeance que je le devrai. Au moins en accepterez-vous la dédicace, Monsieur Floche, comme une faible marque de ma reconnaissance ?
Il sourit un peu tristement :
– Quand on est si près de quitter la terre, on sourit volontiers à tout ce qui promet quelque survie.
Je crus malséant de surenchérir à mon tour.
– À présent, reprit-il, vous allez prendre possession de la bibliothèque, et vous ne vous souviendrez de ma présence que si vous avez quelque renseignement à me demander. Emportez les papiers qu’il vous faut… Au revoir !… et comme en descendant les trois marches, je retournais vers lui mon sourire, il agita sa main devant ses yeux : – À tantôt !
J’emportai dans la grande pièce les quelques papiers qui devaient faire l’objet de mon premier travail. Sans m’écarter de la table devant laquelle j’étais assis, je pouvais distinguer Monsieur Floche dans sa portioncule : il s’agita quelques instants ; ouvrant et refermant des tiroirs, sortant des papiers, les rentrant, faisant mine d’homme affairé… Je soupçonnais en vérité qu’il était fort troublé, sinon gêné par ma présence et que, dans cette vie si rangée, le moindre ébranlement risquait de compromettre l’équilibre de la pensée. Enfin il s’installa, plongea jusqu’à mi-jambes dans la chancelière, ne bougea plus…
De mon côté je feignais de m’absorber dans mon travail ; mais j’avais grand-peine à tenir en laisse ma pensée ; et je n’y tâchais même pas ; elle tournait autour de la Quartfourche, ma pensée, comme autour d’un donjon dont il faut découvrir l’entrée. Que je fusse subtil, c’est ce dont il m’importait de me convaincre. Romancier, mon ami, me disais-je, nous allons donc te voir à l’œuvre. Décrire ! Ah, fi ! ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mais bien de découvrir la réalité sous l’aspect… En ce court laps de temps qu’il t’est permis de séjourner à la Quartfourche, si tu laisses passer un geste, un tic sans t’en pouvoir donner bientôt l’explication psychologique, historique et complète, c’est que tu ne sais pas ton métier.
Alors je reportais mes yeux sur Monsieur Floche ; il s’offrait à moi de profil ; je voyais un grand nez mou, inexpressif, des sourcils buissonnants, un menton ras sans cesse en mouvement comme pour mâcher une chique… et je pensais que rien ne rend plus impénétrable un visage que le masque de la bonté.
La cloche du second déjeuner me surprit au milieu de ces réflexions.
III
C’est à ce déjeuner que, sans précaution oratoire, brusquement, Monsieur Floche m’amena en présence du ménage Saint-Auréol. L’abbé du moins, la veille au soir, aurait bien pu m’avertir. Je me souviens d’avoir éprouvé la même stupeur, jadis, quand, pour la première fois, au Jardin des Plantes, je fis connaissance avec le phœnicopterus antiquorum ou flamant à spatule{1}. Du baron ou de la baronne je n’aurais su dire lequel était le plus baroque ; ils formaient un couple parfait ; tout comme les deux Floche, du reste : au Muséum on les eût mis sous vitrine l’un contre l’autre sans hésiter ; près des « espèces disparues ». J’éprouvai devant eux d’abord cette sorte d’admiration confuse qui, devant les œuvres d’art accompli ou devant les merveilles de la Nature, nous laisse, aux premiers instants, stupides et incapables d’analyse. Ce n’est que lentement que je parvins à décomposer mon impression…
Le baron Narcisse de Saint-Auréol portait culottes courtes, souliers à boucle très apparente, cravate de mousseline et jabot. Une pomme d’Adam, aussi proéminente que le menton, sortait de l’échancrure du col et se dissimulait de son mieux sous un bouillon de mousseline ; le menton, au moindre mouvement de la mâchoire faisait un extraordinaire effort pour rejoindre le nez qui, de son côté, y mettait de la complaisance. Un œil restait hermétiquement clos ; l’autre, vers qui remontait le coin de la lèvre et tendaient tous les plis du visage, brillait clair, embusqué derrière la pommette et semblait dire : Attention ! je suis seul, mais rien ne m’échappe.
Madame de Saint-Auréol disparaissait toute dans un flot de fausses dentelles. Tapies au fond des manches frissonnantes, tremblaient ses longues mains, chargées d’énormes bagues.
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