Cette date nous offre un premier point de repère. C'est en effet entre deux passages empruntés à quelques chapitres du roman anglais2, que s'inscrit l'intrigue de Jacques le Fataliste. Notre roman s'ouvre sur le récit de la blessure au genou qu'a reçue Jacques à la bataille de Fontenoy, et se conclut sur la scène érotique des soins apportés à ce même genou par la servante Denise. Ces deux épisodes sont à peine transposés des chapitres XIX à XXII du livre VIII de Tristram Shandy.

La matrice fournie par les quelques pages du roman de Sterne se verra développée au cours d'un processus de création continue de près de vingt ans pour aboutir au texte que nous lisons aujourd'hui. En 1771, Diderot donne lecture d'une première mouture de Jacques devant Meister, le secrétaire de Grimm. Ce dernier, ami de Diderot, est également l'éditeur de la Correspondance littéraire, une revue manuscrite confidentielle destinée à informer les souverains européens des derniers événements de la vie intellectuelle française. De novembre 1778 à juin 1780, Jacques le Fataliste y paraît en quatorze livraisons. Entre 1780 et 1783, soit un an avant sa mort, Diderot corrige son roman et y insère environ quatre-vingt-dix pages, qui comprennent des épisodes majeurs, parmi lesquels le cycle paysan des amours de jeunesse de Jacques, l'éloge de l'obscénité ou encore l'anecdote du poète de Pondichéry.

Jacques le Fataliste fut d'abord connu en Allemagne grâce à la diffusion de copies de la Correspondance littéraire. Goethe put ainsi lire le roman, dès 1780, dans l'exemplaire du duc de Saxe-Gotha. En 1785, Schiller, sous le titre Vengeance de femme, publie une traduction allemande de l'histoire de Mme de La Pommeraye. La première édition française, celle de Buisson en 1796, pèche par de nombreuses erreurs. En fait, il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle et la possibilité pour les chercheurs d'accéder aux manuscrits de Diderot conservés à Saint-Pétersbourg3, pour que soit proposée au public une version satisfaisante du texte.

ROMAN ET VÉRITÉ

La chronologie interne de l'œuvre se ressent de sa composition par strates successives. L'action est supposée commencer vingt ans après le repère historique que constitue la bataille de Fontenoy, soit en 1765. Outre le caractère improbable de cette situation, qui verrait Jacques – au terme du roman – retrouver et épouser, près de vingt ans après leur première rencontre, la jeune femme qui l'avait soigné alors, le texte porte de multiples traces d'événements postérieurs à 1765, de l'évocation du Bourru bienfaisant de Goldoni, représenté à Paris en 1771, à celle de la mort du duc de Chevreuse à la même date.

Il ne faut pas voir, dans cette chronologie fantaisiste, la simple désinvolture d'un auteur peu préoccupé de vraisemblance historique, mais y lire plutôt les anachronismes délibérés d'un texte qui s'emploie à brouiller tous les repères temporels et spatiaux, auxquels son lecteur pourrait se raccrocher.

La revendication de « vérité » dans le roman, à laquelle se livre régulièrement le narrateur de Jacques, n'a en effet pas grand rapport avec le « réalisme » du siècle suivant : « Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer. Celui qui prendrait ce que j'écris pour la vérité serait peut-être moins dans l'erreur que celui qui le prendrait pour une fable4. » Ce qui se trouve dénoncé par cette formule, c'est le procédé consistant à apporter une caution de vérité à une fiction, en l'insérant artificiellement dans un référent « réel » et en fabriquant des liens de causalité factices entre ses différents moments. Pour Diderot, la vérité d'un événement, qu'il soit historique ou fabulé, ne réside ni dans sa date ni dans son lieu, mais dans le caractère universel des passions qu'il met en jeu, des enseignements qu'il offre à la réflexion.

Le roman n'a pas besoin de singer maladroitement la réalité pour être vrai. Inversement, il ne lui est pas nécessaire de se réfugier dans les chimères de l'imagination pour réveiller l'intérêt de ses lecteurs. Les formules par lesquelles Diderot a décrit l'art de Samuel Richardson pourraient être appliquées à sa propre œuvre, quelque différente qu'elle soit de celle du romancier anglais :

 

« Cet auteur ne fait point couler le sang le long des lambris ; il ne vous transporte point dans des contrées éloignées ; il ne vous expose point à être dévoré par des sauvages ; il ne se renferme point dans des lieux clandestins de débauche ; il ne se perd jamais dans les régions de la féerie. Le monde où nous vivons est le lieu de la scène ; le fond de son drame est vrai ; ses personnages ont toute la réalité possible ; ses caractères sont pris du milieu de la société ; ses incidents sont dans les mœurs de toutes les nations policées ; les passions qu'il peint sont telles que je les éprouve en moi ; ce sont les mêmes objets qui les émeuvent, elles ont l'énergie que je leur connais ; les traverses et les afflictions de ses personnages sont de la nature de celles qui me menacent sans cesse ; il me montre le cours général des choses qui m'environnent. Sans cet art, mon âme se pliant avec peine à des biais chimériques, l'illusion ne serait que momentanée et l'impression faible et passagère5. »

 

Entre les écueils contraires du réalisme artificiel et de l'invraisemblance gratuite, c'est dans la justesse et l'acuité du regard que le roman porte sur les hommes et les choses que réside sa vérité.

Lorsqu'une troupe armée et bruyante dépasse les deux voyageurs6, aucun lien n'est établi avec les épisodes qui précèdent, aucune explication définitive n'est donnée sur la destination de ces inconnus, ni sur les motifs de leur fureur. Ce qu'illustre cette courte et frappante scène, c'est l'opacité de l'événement faisant brutalement irruption dans la vie des hommes, sans que quiconque, sur le moment, en détienne la clé.

ORDRE ET DÉSORDRE

L'ORDRE DU DISCONTINU

La progression de Jacques le Fataliste s'effectue selon le parti pris de la rupture systématique. On a ainsi dénombré cent quatre-vingts cassures pour vingt et une histoires différentes7. Le déplacement dans l'espace des deux voyageurs reproduit cette discontinuité. Au gré des rencontres et des accidents, leur marche s'interrompt ou se voit déviée : Jacques est contraint de revenir sur ses pas pour récupérer une montre oubliée ; un orage immobilise les voyageurs dans une auberge ; un cheval quitte obstinément la route pour entraîner son cavalier vers tous les gibets de la région.

Les interventions incessantes d'un troisième « personnage », qui figure un auteur-narrateur venant parasiter en permanence son propre roman, constituent l'un des principaux facteurs de discontinuité du roman.